Chateaubriand

ChateaubriandLes souvenirs qui se réveillent dans ma mémoire m’accablent de leur force et de leur multitude : et pourtant, que sont-ils pour le reste du monde ?

Mémoire d’outre tombe – livre I – chapitre 7

Le vrai bonheur coûte peu ; s’il est cher, il n’est pas d’une bonne espèce.

Mémoire d’outre tombe – livre I – chapitre 7

Des paysans en sabots et en braies, hommes d’une France qui n’est plus, regardaient ces jeux d’une France qui n’était plus.

Mémoire d’outre tombe – livre II – chapitre 2

La nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe, à la paix de mes jeunes souvenirs. Que le passé d’un homme est étroit et court, à côté du vaste présent des peuples et de leur avenir immense !

Mémoire d’outre tombe – livre II – chapitre 5

Le parc, maintenant à l’anglaise, conserve des traces de son ancienne régularité française : des allées droites, des taillis encadrés dans des charmilles, lui donnent un air sérieux ; il plait comme une ruine.

Mémoire d’outre tombe – livre II – chapitre 9

Lecteur, que je ne connaîtrai jamais ; rien n’est démesuré : il ne reste que de moi que ce que je suis entre les mains de Dieu vivant qui m’a jugé.

Mémoire d’outre tombe – livre III – chapitre 12

Le Roi plus embarrassé que moi, ne trouvant rien à dire, passa outre. Vanité des destinées humaines ! Ce souverain que je voyais pour la première fois, ce monarque si puissant était Louis XVI à six ans de son échafaud ! Et ce nouveau courtisan qu’il regardait à peine, chargé de démêler les ossements, après avoir été sur preuves de noblesse présenté aux grandeurs du fils de Saint Louis, le serait un jour à sa poussière sur preuve de fidélité ! double tribut de respect à la double royauté du spectre et de la palme ! Louis XVI pouvait répondre à ses juges comme le Christ aux Juifs : « Je vous ai fait voir beaucoup de bonnes oeuvres ; pour laquelle me lapidez-vous ? ».

Mémoire d’outre tombe – livre IV – chapitre 9

Du moins la noblesse bretonne ne succomba pas sans honneur. Elle refusa de députer aux états-généraux, parce qu’elle n’était pas convoquée selon les lois fondamentales de la constitution de la province ; elle alla rejoindre en grand nombre l’armée des Princes, se fit décimer à l’armée de Condé, ou avec Charette dans les guerres vendéennes. Eût-elle changé quelque chose à la majorité de l’Assemblée nationale, au cas de sa réunion à cette assemblée ? Cela n’est guère probable ; dans les grandes transformations sociales, les résistances individuelles, honorables pour les caractères, sont impuissantes contre les faits.

Mémoire d’outre tombe – livre V – chapitre 7

Je n’oublierai jamais ce regard qui devait s’éteindre sitôt. Marie-Antoinette, en souriant, dessina si bien la forme de sa bouche, que le souvenir (chose effroyable !) me fit reconnaître la mâchoire de la fille des Rois, quand on découvrit la tête de l’infortunée, dans les exhumations de 1815…

Louis XVI abdiquant, Louis XVII placé sur le trône, M. le duc d’Orléans déclaré régent, que fût-il arrivé ?

Mémoire d’outre tombe – livre V – chapitre 8

Louis XVI n’était pas faux ; il était faible : la faiblesse n’est pas la fausseté, mais elle en tient lieu et elle en remplit les fonctions ; le respect que doivent inspirer la vertu et le malheur du Roi Saint et Martyr, rend tout jugement humain presque sacrilège.

Mémoire d’outre tombe – livre V – chapitre 10

De tant de réputations, de tant d’acteurs, de tant d’événements, de tant de ruines, il ne restera que trois hommes, chacun attaché à chacune des trois époques révolutionnaires, Mirabeau pour l’aristocratie, Robespierre pour la démocratie, Bonaparte pour le despotisme ; la monarchie n’a rien : la France a payé cher trois renommées que ne peut avouer la vertu.

Mémoire d’outre tombe – livre V – chapitre 12

Si Washington avait vu dans les ruisseaux de Paris les vainqueurs de la Bastille, il aurait moins respecté sa relique. Le sérieux et la force de la révolution ne venaient pas de ces orgies sanglantes. Lors de la révocation de l’Édit de Nantes, en 1685, la même populace du faubourg Saint Antoine, démolit le temple protestant à Charenton, avec autant de zèle qu’elle dévasta l’église de Saint Denis en 1793.

Mémoire d’outre tombe – livre VI – chapitre 7

La république de Washington subsiste ; l’empire de Bonaparte est détruit. Washington et Bonaparte sortirent du sein de la démocratie : nés tous deux de la liberté, le premier lui fut fidèle, le second la trahit.

Mémoire d’outre tombe – livre VI – chapitre 8

Mémorable exemple de l’enchaînement des choses humaines ! un bill de finances, passé par le Parlement d’Angleterre en 1765, élève un nouvel empire sur la terre en 1782 et fait disparaître du monde un des plus antiques royaume de l’Europe en 1789 !

Mémoire d’outre tombe – livre VII – chapitre 1

Respectons la majesté du temps ; contemplons avec vénération les siècles écoulés, rendus sacrés par la mémoire et les vestiges de nos pères ; toutefois n’essayons pas de rétrograder vers eux, car ils n’ont plus rien de notre nature réelle, et si nous prétendions les saisir, ils s’évanouiraient. Le Chapitre de Notre Dame d’Aix-la-Chapelle fit ouvrir, dit-on, vers l’an 1450, le tombeau de Charlemagne. On trouva l’Empereur assis dans une chaise dorée, tenant dans ses mains de squelette le livre des Evangiles écrit en lettres d’or : devant lui étaient posés son spectre et son bouclier d’or ; il avait un suaire qui couvrait ce qui fut son visage et que surmontait une couronne. On toucha le fantôme ; il tomba en poussière.

Mémoire d’outre tombe – livre VII – chapitre 2

Nous sommes exclus du nouvel univers, où le genre humain recommence : les langues anglaise, portugaise, espagnole servent en Afrique, en Asie, dans l’Océanie, dans les îles de la mer du Sud, sur le continent des deux Amériques, à l’interprétation de la pensée de plusieurs millions d’hommes ; et nous, déshérités des conquêtes de notre courage et de notre génie, à peine entendons-nous parler dans quelque bourgade de la Louisiane et du Canada, sous une domination étrangère, la langue de Colbert et de Louis XIV : elle n’y reste que comme un témoin des revers de notre fortune et des fautes de notre politique.

Mémoire d’outre tombe – livre VII – chapitre 2

Un huzza monte jusqu’au ciel et nous y rejoins le cri de : Vive le Roi ! Il ne fut point entendu de Dieu pour Louis XVI ; il ne profita qu’à nous.

Mémoire d’outre tombe – livre VIII – chapitre 7

Les révolutions, comme les fleuves grossissent dans leurs cours ; je trouvai celle que j’avais laissée en France énormément élargie et débordant ses rivages ; je l’avais quittée avec Mirabeau sous la constituante, je la retrouvai avec Danton sous la législative.

Mémoire d’outre tombe – livre IX – chapitre 1

La certitude acquise ainsi de ma fin prochaine, en augmentant le deuil naturel de mon imagination, me donna un incroyable repos d’esprit.

Mémoire d’outre tombe – livre X – chapitre 4

En dedans de la France, tout s’opérant par masse : Barrière annonçant des meurtres et des conquêtes, des guerres civiles et des guerres étrangères ; les combats gigantesques de la Vendée et des bords du Rhin ; les trônes croulant au bruit de la marche de nos armées ; nos flottes abîmées dans les flots ; le peuple déterrant les monarques à Saint-Denis et jetant la poussière des Rois morts au visages des Rois vivants pour les aveugler ; la nouvelle France, glorieuse de ses nouvelles libertés, fière même de ses crimes, stable sur son propre sol, tout en reculant ses frontières, doublement armée du glaive du bourreau et de l’épée du soldat.

Mémoire d’outre tombe – livre X – chapitre 8

Dépasserai-je ma tombe ?

Mémoire d’outre tombe – livre X – chapitre 9

Les deux France se rencontrèrent sur ce sol nivelé par elles. Tout ce qui restait de sang et de souvenir de la France des Croisades, lutta contre ce qu’il y avait de nouveau sang et d’espérances dans la France de la révolution. Le vainqueur sentit la grandeur du vaincu.

Mémoire d’outre tombe – livre XI – chapitre 3

Voyez les vieux sépulcres dans les vieilles cryptes : eux-mêmes, vaincus par l’âge, caducs et sans mémoire, ayant perdu leurs épitaphes, ils sont oubliés jusqu’au nom de ceux qu’ils renferment.

Mémoire d’outre tombe – livre XI – chapitre 6

Quant à la place Louis XV, elle était nue ; elle avait le délabrement, l’air mélancolique et abandonné d’un vieil amphithéâtre ; on y passait vite ; j’étais tout surpris de ne pas entendre des plaintes ; je craignais de mettre le pied dans le sang dont il ne restait aucune trace ; mes yeux ne se pouvaient détacher de l’endroit du ciel où s’était élevé l’instrument de mort ; je croyais voir en chemise, liés auprès de la machine sanglante, mon frère et ma belle-sœur ; là était tombée la tête de Louis XVI.

Mémoire d’outre tombe – livre XIII – chapitre 3

Ce mouvement me rappelait dans un sens contraire, le mouvement de 1789, lorsque les moines et les religieux sortirent de leur cloître et que l’ancienne société fut envahie par la nouvelle : celle-ci, après avoir remplacé celle-là, été remplacée à son tour.

Mémoire d’outre tombe – livre XIII – chapitre 6

La souffrance et la pensée se mêlaient sur son front, respiraient dans son immobilité, ses poses, ses gestes, ses pas. Grec, il arrivait, pantelant et funèbre, des ruines d’Argos, immortel Oreste, tourmenté qu’il était depuis trois mille ans par les Euménides ; Français, il venait des solitudes de Saint-Denis, où les Parques de 1793 avait coupé le fil de la vie tombale des Rois.

Mémoire d’outre tombe – livre XIII – chapitre 9

Il suffit de tenir bon dans la vie, pour que les illégitimités deviennent des légitimités.

Mémoire d’outre tombe – livre XIV – chapitre 1

Lyon me fît un extrême plaisir. Je redécouvrais ces ouvrages des Romains, que je n’avais point aperçus depuis le jour où je lisais dans l’amphithéâtre de Trèves quelques feuilles d’Atala, tirées de mon bivouac.

Mémoire d’outre tombe – livre XIV – chapitre 2

Le vieux Condé, dans son testament, déclare qu’il n’est pas sûr du pays qu’il habitera le jour de sa mort, O Bossuet ! Que n’auriez-vous point ajouté au chef-d’œuvre de votre éloquence, si lorsque vous parliez sur le cercueil du grand Condé, vous eussiez pu prévoir l’avenir !

Mémoire d’outre tombe – livre XVI – chapitre 11

Ma vocation est définitivement pour l’hôpital où gît la vieille société. Elle fait semblant de vivre et n’en est pas moins à l’agonie. Quand elle sera expirée, elle se décomposera afin de se reproduire sous des formes nouvelles, mais il faut d’abord qu’elle succombe ; la première nécessité pour les peuples, comme pour les hommes, est de mourir : « La glace se forme au souffle de Dieu », dit Job.

Mémoire d’outre tombe – livre XVIII – chapitre 4

Le 20 juillet (1806), la paix de la France avec la Russie était signée, François II; par suite de la Confédération du Rhin, renonce le 6 août à la dignité d’empereur électif d’Allemagne et devient empereur héréditaire d’Autriche : le Saint-Empire romain croule. Cet immense événement fut à peine remarqué ; après la révolution française, tout était petit ; après la chute du trône de Clovis, on entendait à peine le bruit de la chute du trône germanique.

Mémoire d’outre tombe – livre XX – chapitre 5

« Quand la liberté, s’écrie Mickiewicz s’assiéra sur le trône du monde, elle jugera les nations. Elle dira à la France ; Je t’ai appelée, tu ne m’as pas écoutée : va donc à l’esclavage ».

Mémoire d’outre tombe – livre XX – chapitre 12

« Eh bien, messieurs, vous prétendiez avoir fini votre révolution ; vous me croyiez mort : mais le roi de Rome, vos serments, vos principes, vos doctrines ? Vous me faites frémir pour l’avenir ! ». Bonaparte raisonnait logiquement ; il s’agissait de sa dynastie ; aurait-il trouvé le raisonnement aussi juste s’il s’était agi de la race de Saint Louis ?

Mémoire d’outre tombe – livre XXI – chapitre 5

La mauvaise fortune amène les trahisons et ne les justifie pas.

Mémoire d’outre tombe – livre XXII – chapitre 1

La proclamation de généralissime fut connue à Paris dans la soirée du 30 mars. Elle disait : « Depuis vingt ans l’Europe est inondée de sang et de larmes ; les tentatives pour mettre un terme à tant de malheurs ont été inutiles, parce qu’il existe, dans le principe même du gouvernement, un obstacle insurmontable à la paix. Parisiens, vous connaissez la situation de votre patrie : la conservation et la tranquillité de votre ville seront l’objet de soins des alliés. C’est dans ces sentiments que l’Europe, en armes devant vos murs, s’adresse à vous ». Quelle magnifique confession de la grandeur de la France : l’Europe en armes devant vos murs s’adresse à vous ! Nous qui n’avions rien respecté, nous étions respectés de ceux dont nous avions ravagé les villes et qui, à leur tour, étaient devenus les plus forts. Nous leur paraissions une nation sacrée ; nos terres leur semblaient une campagne d’Elide que, de part les dieux, aucun bataillon ne pouvait fouler.

Mémoire d’outre tombe – livre XXII – chapitre 12

Dieu avait prononcé une de ces paroles par qui le silence de l’éternité est de loin en loin interrompu. Alors se souleva, au milieu de la présente génération, le marteau qui frappa l’heure que Paris n’avait entendu sonner qu’une fois : le 25 décembre 496, Reims annonça le baptême de Clovis, et les portes de Lutèce s’ouvrirent aux Francs ; le 30 mars 1814, après le baptême de sang de Louis XVI, le vieux marteau resté immobile se leva de nouveau au beffroi de l’antique monarchie ; un second coup retentit, les Tartares pénétrèrent dans Paris.

Mémoire d’outre tombe – livre XXII – chapitre 13