Principe de subsidiarité

Le principe de subsidiarité

Il existe un ordre naturel des choses voulu par le Créateur, un ordre social conforme à la nature humaine, que la doctrine sociale de l’Eglise est à peu près seule à défendre aujourd’hui, ordre selon lequel la société est faite d’une grande variété de corps sociaux situés entre les individus et l’Etat : les « corps intermédiaires ».

Ainsi, l’Eglise qui « laisse libre le choix de gouvernement, chose importante cependant pour la conduite des hommes (…), n’a jamais cessé de présenter l’organisation en corps intermédiaires comme un élément essentiel de sa doctrine sociale » (1). Il s’agit aussi bien des corps sociaux naturels que des associations privées que les particuliers peuvent librement constituer entre eux : la famille, le village, la ville ou la province, l’école, l’entreprise, les corps professionnels ou le syndicat sont autant de « corps intermédiaires » qui, malgré leurs différences, ont pour caractéristiques communes d’être à la mesure de l’homme, de favoriser le développement de ses capacités et l’exercice de ses responsabilités.

Les corps intermédiaires ont été combattus par la Révolution qui s’est efforcée de les détruire, d’où la suppression des corporations par la Loi Le Chapelier : « La Révolution n’a laissé debout que des individus et de cette société en poussière est sortie la centralisation car là où il n’y a que des individus, toutes les affaires qui ne sont pas les leurs sont des affaires publiques, les affaires de l’Etat. C’est ainsi que nous sommes devenus un peuple d’administrés », clamait Royer-Collard à la Chambre des Députés en janvier 1822. Mais dans tous les cas, ces corps intermédiaires tendent naturellement à renaître sous une forme ou sous une autre.

C’est parce qu’il permet de résoudre le problème des relations entre les personnes, les corps intermédiaires et l’Etat, que le principe de subsidiarité, principe de base de la doctrine sociale de l’Eglise, doit être connu, respecté et appliqué par ceux-là mêmes qui entendent contribuer à refaire une société humaine et chrétienne.

 

DEFINITION

Il n’existe pas de formulation plus claire et plus complète du principe de subsidiarité, que celle qu’en donne le Pape Pie XI dans l’encyclique « Quadragesimo Anno » (1931) dont le Pape Jean XXIII reprend lui-même l’essentiel dans l’encyclique « Mater et Magistra » (1961) :

« Parlant de la réforme des institutions, c’est tout naturellement l’Etat qui vient à l’esprit. Non certes qu’il faille fonder sur son intervention tout espoir de salut. Mais, depuis que l’individualisme a réussi à briser, à étouffer presque cet intense mouvement de vie sociale qui s’épanouissait jadis en une riche et harmonieuse floraison de groupements les plus divers, il ne reste plus guère en présence que les individus et l’Etat. Cette déformation du régime social ne laisse pas de nuire sérieusement à l’Etat, sur qui retombent, dès lors, toutes les fonctions que n’exercent plus les groupements disparus, et qui se voit accablé sous une quantité à peu près infinie de charges et de responsabilités.

Il est vrai sans doute, et l’histoire en fournit d’abondants témoignages, que, par suite de l’évolution des conditions sociales, bien des choses que l’on demandait jadis à des associations de moindre envergure ne peuvent plus désormais être accomplies que par de puissantes collectivités. Il n’en reste pas moins indiscutable que l’on ne saurait ni changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale : de même qu’on ne peut enlever aux particuliers pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes.

L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social et non pas de les détruire ni de les absorber.

Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir; diriger, surveiller, stimuler, contenir selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. Que les gouvernants en soient donc bien persuadés : plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon ce principe de la fonction supplétive de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires publiques ».

Ainsi, le principe de subsidiarité n’est pas un concept arbitraire, abstrait ou purement théorique, « inventé » par la doctrine sociale de l’Eglise, mais un principe de vie sociale si nécessaire et vital qu’on ne peut prétendre changer ni ébranler, soutient Pie XI, sans « troubler d’une manière très dommageable l’ordre social ». Il constitue véritablement la clef de voûte de l’organisation sociale dans son ensemble.

La subsidiarité est une expression récente, mais un principe vieux comme le monde : « depuis des millénaires, les peuples européens se réfèrent à l’idée subsidiaire comme M. Jourdain faisait de la prose, c’est-à-dire à leur insu », écrit Chantal Millon-Delsol. Déjà, « la société décrite par Aristote se compose de groupes emboîtés les uns dans les autres, dont chacun accomplit des tâches spécifiques et pourvoit à ses besoins propres. La famille est capable de suffire aux besoins de la vie quotidienne, et le village à ceux d’une vie quotidienne élargie. Mais seule la cité, organe proprement politique, est capable d’atteindre l’autarcie, la pleine suffisance de tout, et c’est ainsi qu’elle se définit : par l’autosuffisance, synonyme de perfection » (2).

Quant à Saint Thomas d’Aquin, il assignait au pouvoir politique la mission de « corriger, s’il se trouve quelque chose en désordre; suppléer si quelque chose manque; parfaire si quelque chose de meilleur peut être fait » (3).

Surtout, le principe de subsidiarité est, avant toute chose, un principe de bon sens. C’est si vrai qu’il n’est pas une mère de famille au monde qui ne l’applique en permanence dans l’éducation de ses enfants, au fur et à mesure qu’elle cesse de faire pour eux ce qu’ils deviennent capables de faire par eux-mêmes…

 

CONTENU

Le principe de subsidiarité, résume Alphonse Brégou, se ramène aux trois propositions complémentaires suivantes : « les personnes et les sociétés occupant un rang hiérarchique supérieur doivent :

– respecter les attributions de chacun,
– aider (éventuellement),
– remplacer (exceptionnellement) » (4).


1 – Respecter les attributions de chacun :

« Ce que les particuliers peuvent faire par eux-mêmes et par leurs propres moyens ne doit pas leur être enlevé et transféré à la communauté : principe qui vaut également pour les groupements plus petits et d’ordre inférieur par rapport aux plus grands et d’un rang plus élevé » (5).

« Selon le principe de subsidiarité, ni l’Etat ni aucune société plus vaste ne doivent se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des corps intermédiaires » (6). Rien ne doit être fait par un groupement qui puisse l’être par un simple particulier; ni par une communauté trop importante qui puisse l’être à un niveau plus modeste; enfin, rien ne doit être entrepris par l’Etat qui puisse être le fait d’une simple collectivité.

2 – Aider (éventuellement) :

S’inspirant du texte précité de Pie XI dans « Quadragesimo Anno », Pie XII souligne que « toute l’activité sociale est de sa nature subsidiaire, elle doit servir de soutien aux membres du corps social et ne jamais les détruire ni les absorber » (5). Et Jean-Paul II précise : « une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’ordre inférieur, en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société, en vue du bien commun » (7).

3 – Remplacer (exceptionnellement) :

Ce n’est qu’en cas de défaillance ou de grave insuffisance des particuliers ou de leurs groupements, qu’une communauté de rang supérieur, ou que l’Etat lui-même, peut chercher à les remplacer, à condition qu’une telle initiative demeure exceptionnelle et limitée dans le temps.

En tout état de cause, il n’appartient pas à l’Etat de se substituer à l’initiative privée. Lorsque celle-ci fait manifestement défaut, il doit avant tout s’efforcer de la susciter.

Ainsi donc, la subsidiarité apparaît comme un « principe selon lequel toute l’ordonnance sociale s’édifie de bas en haut, de sorte que l’Etat n’intervient que comme dernière instance » (8).

 

FONDEMENT

Le principe de subsidiarité a pour premier fondement la dignité de la personne humaine, créée à l’image et à la ressemblance de Dieu (Genèse, I, 26), l’homme étant doué de raison et de volonté libre et par là-même, moralement responsable de ses actes. Dieu nous a voulus libres pour que nous choisissions librement de l’aimer et de le servir, et selon la déclaration « Dignitatis humanae » du Concile Vatican II sur la liberté religieuse, « on doit reconnaître à l’homme le maximum de liberté et ne contraindre celle-ci que lorsque c’est nécessaire et dans la mesure où c’est nécessaire ».

« Dieu n’a pas voulu retenir pour Lui seul l’exercice de tous les pouvoirs. Il remet à chaque créature les fonctions qu’elle est capable d’exercer, selon les capacités de sa nature propre, précise le « Catéchisme de l’Eglise Catholique ». Ce mode de gouvernement doit être imité dans la vie sociale. Le comportement de Dieu dans le gouvernement du monde, qui témoigne de si grands égards pour la liberté humaine, devrait inspirer la sagesse de ceux qui gouvernent les communautés humaines. Ils ont à se comporter en ministres de la providence divine » (9)…

Mais le principe de subsidiarité demeure lui-même subordonné au bien commun de la société temporelle dont l’Etat est le promoteur et le garant.

« C’est la noble prérogative et la mission de l’Etat que de contrôler, aider et régler les activités privées et individuelles de la vie nationale pour les faire converger harmonieusement vers le bien commun » (10).

Certes, l’Etat ne doit faire que ce qui ne peut être fait que par lui, mais cette mission comporte un double aspect :

– un aspect négatif : la fonction de suppléance qu’il exerce en cas de carence ou d’incapacité des particuliers ou des corps intermédiaires à subvenir à certains besoins fondamentaux,

– un aspect positif qui concerne ses prérogatives essentielles, les fonctions régaliennes qui ne peuvent relever que de lui (police, justice, armée, diplomatie ou finances générales…), mais aussi la nécessité d’harmoniser, de coordonner ou d’arbitrer, en vue du bien commun, les multiples manifestations de l’activité privée des personnes ou des groupes.

Par analogie, la mission de l’Etat s’apparente à celle de l’agent qui, dans les grandes villes, règle la circulation :

« Le rôle de l’agent trouve sa raison d’être dans le bon ordre de la rue. Il n’est là que pour cela. Il est là pour synchroniser, gouverner harmonieusement une foule d’initiatives privées. Il n’est pas là pour dicter au piéton l’adresse où il doit se rendre. Il n’est pas là pour dire au camion d’avoir à transporter des gravats ou des machines à laver » (11).

« De même que la diversité des instruments, le nombre des musiciens, rendent plus nécessaire l’autorité du chef d’orchestre, de même la diversité, l’aspect multiforme des corps intermédiaires, rendent plus nécessaire l’action coordinatrice et vraiment « gouvernementale » de l’Etat » (12).

 

APPLICATIONS

L’enseignement social de l’Eglise se ramène à quelques grands principes qu’il appartient aux laïcs de mettre en pratique en fonction des circonstances de temps et de lieux. Il n’en reste pas moins, soutenait Jean XXIII dans l’encyclique « Mater et Magistra » (1961) que « la vérité et l’efficacité de la doctrine sociale de l’Eglise se prouvent par l’orientation sûre qu’elle offre à la solution des problèmes concrets ».

C’est ainsi que le principe de subsidiarité, dont la valeur est universelle et permanente, « vaut pour la vie sociale à tous les degrés » (5). Ses applications sont pratiquement illimitées. Nous nous bornerons ici à en mentionner quelques-unes parmi les plus importantes.

 

1 – L’éducation

La doctrine sociale de l’Eglise a toujours particulièrement insisté sur ce point : les parents sont les premiers responsables de l’éducation de leurs enfants; il s’agit là d’un droit naturel « antérieur à n’importe quel droit de la société civile et de l’Etat, donc inviolable par quelque puissance que ce soit » (13).

Ni l’Etat, ni la société civile ne sauraient donc se substituer aux familles dans l’éducation des enfants.

« Le droit et le devoir d’éducation sont pour les parents quelque chose d’essentiel, de par leur lien avec la transmission de la vie (…), quelque chose d’irremplaçable qui ne peut être totalement délégué à d’autres ni usurpé par d’autres » (14).

Il en résulte que l’école ne peut assurer sa mission éducatrice qu’en respectant les convictions philosophiques, morales et religieuses des parents; « l’Eglise rappelle ainsi la loi de subsidiarité que l’école est tenue d’observer lorsqu’elle coopère à l’éducation sexuelle en se plaçant dans l’esprit des parents » (14).

Les parents ayant été institués par Dieu Lui-même premiers et principaux éducateurs de leurs enfants, il en résulte également pour eux le droit de s’associer à d’autres familles pour fonder une école ou celui de choisir librement l’école de leurs enfants.

« La société, et plus précisément l’Etat (…) ont donc la grave obligation, en ce qui concerne leurs relations avec la famille, de s’en tenir au principe de subsidiarité.

En vertu de ce principe, l’Etat ne peut et ne doit pas enlever aux familles les tâches qu’elles peuvent fort bien accomplir seules ou en s’associant librement à d’autres familles; mais il doit au contraire favoriser et susciter le plus possible les initiatives responsables des familles » (14).

S’il revient à l’Etat, garant du bien commun, de veiller à ce que tous ses ressortissants reçoivent un minimum d’instruction, de contrôler la qualité de l’enseignement dispensé et de faire en sorte que l’ordre public soit respecté dans tous les établissements scolaires, sa mission première n’est pas d’ouvrir des écoles mais de permettre aux parents de le faire eux-mêmes par une juste répartition des deniers publics (sous forme, par exemple, du « bon scolaire » ou « chèque-éducation ») et, le cas échéant, de les y aider ou de les y inciter (15).

« Autant l’intervention de l’Etat reste légitime lorsque l’action des individus est impuissante à satisfaire aux besoins de l’ensemble, autant elle s’avère nuisible lorsqu’elle supplante délibérément l’initiative privée compétente » (16).

Ce n’est, une fois de plus, qu’en cas d’insuffisance de l’initiative privée que l’Etat doit intervenir en ouvrant des écoles, ce qui signifie que si le principe de subsidiarité, qui exclut a priori tout monopole scolaire ou universitaire, est intégralement appliqué, « ce ne sont pas les écoles privées qui peuvent être acceptées, « tolérées » comme complément, comme subsidiaires des écoles publiques, mais au contraire les écoles publiques qui n’ont de raison d’être que comme complément ou subsidiaires des écoles privées » (17)…

 

2 – L’entreprise

Le principe de subsidiarité s’applique, bien entendu, aux rapports humains ainsi qu’à l’organisation de la production dans l’entreprise. Il consiste à donner à chacun les pouvoirs correspondant à son domaine de responsabilité.

« Dans le domaine de l’entreprise, l’idée de subsidiarité joue, depuis ces dernières années, en Europe et en Occident en général, un rôle croissant », écrit Chantal Millon-Delsol. Dans les années 50, « un précurseur tout à fait inconnu, Hyacinthe Dubreuil, avait déjà réclamé une réorganisation des entreprises dans cet esprit »; ses ouvrages « parlaient de la dignité de l’ouvrier, du manque de considération qu’on lui portait, et s’indignaient qu’on put priver des êtres humains de la moindre initiative et de la moindre responsabilité (…). Dubreuil imagina une organisation nouvelle à l’intérieur de laquelle chaque individu pourrait déployer au maximum son aptitude à la liberté. L’entreprise serait découpée en un certain nombre d’ateliers autonomes, formant chacun un groupe de salariés chargés d’un travail précis », de telle sorte que « l’individu échappe à la massification et à l’anonymat. Il gagne en autonomie et son activité prend sens (…). En tout cas, constate Chantal Millon-Delsol, les quelques entreprises qui mirent en place ce type d’organisation, au cours des décennies d’après-guerre, aperçurent vite que le bénéfice humain se doublait d’une augmentation remarquable de la production et de la qualité ».

C’est ainsi qu’au Japon l’entreprise s’attache à promouvoir non seulement la qualité des produits, mais aussi la qualité des hommes dont elle dépend. « La qualité humaine s’entend comme épanouissement au travail, intérêt pour la tâche accomplie, ce qui suppose proximité, responsabilité à son niveau. L’entreprise se décompose en Gemba, unités petites et hiérarchisées, où les problèmes sont discutés et les travaux distribués (…). Cette organisation, qui serait l’une des clefs de la réussite japonaise, trouve en Europe des adeptes nombreux et contribue à inspirer la réflexion contemporaine sur les nouveaux modes de management » (18).

 

3 – L’assistance sociale

Si le principe de subsidiarité ne s’oppose pas à ce que l’Etat puisse intervenir pour définir le niveau de protection sociale minimum auquel tous les citoyens ont droit (mais que certains pays leur refusent encore au nom du libéralisme économique, comme c’est le cas aux Etats-Unis), il ne peut aucunement s?accommoder du quasi monopole de la Sécurité Sociale tel qu’il existe en France. Chacun devrait, en effet, pouvoir s’affilier au régime qui lui convient, ainsi qu’à la « caisse » de son choix (mutuelles, compagnies d’assurance…), et même être pris en charge, en cas de besoin, au niveau des groupements ou corps intermédiaires auxquels il appartient (école, entreprise, profession, etc…).

« Il y a une parole que l’on répète actuellement beaucoup : « sécurité sociale » (…). Si cela veut dire sécurité grâce à la société (…), Nous craignons non seulement que la société civile entreprenne une chose qui, de soi, est étrangère à son office, mais encore que le sens de la vie chrétienne et la bonne ordonnance de cette vie n’en soient affaiblis, et même ne disparaissent (…). Pour les chrétiens et, en général, pour ceux qui croient en Dieu, la sécurité sociale ne peut être que la sécurité dans la société et avec la société, dans laquelle la vie surnaturelle de l’homme, la fondation et le progrès naturels du foyer et de la famille sont comme le fondement sur lequel repose la société elle-même avant d’exercer régulièrement et sûrement ses fonctions » (19), rappelait déjà Pie XII en 1950.

« Une sécurité sociale qui ne serait qu’un monopole d’Etat porterait préjudice aux familles et aux professions en faveur et par le moyen desquelles elle doit avant tout s’exercer », résumera deux ans plus tard Mgr Montini (le futur Paul VI).

D’une façon plus générale, le système français de redistribution sociale est non seulement contraire au principe de subsidiarité, mais tout à fait caractéristique de « l’Etat-providence » au sein duquel les mêmes allocations sont versées, indépendamment de leur situation particulière, à tous les ayants-droit, ce qui génère une mentalité d’assistés, alors que dans le cadre de « l’Etat subsidiaire », les aides sociales ne seraient attribuées qu’en cas de besoin et de façon personnalisée (20).

« L’idée de subsidiarité n’implique pas seulement que le secours soit distribué au prorata du besoin, mais encore, que le secours émane de la société civile, le plus largement possible, et ne demeure pas le fait des instances publiques. Les groupes de citoyens sont ici habilités et même incités à répondre aux besoins d’intérêt général, et c’est par leur intermédiaire que l’instance publique nationale, ou les collectivités locales, financent la redistribution sociale. Ceci pour permettre à ces individus groupés d’acquérir le maximum d’autonomie, en même temps que pour accroître l’efficacité de l’action » (21).

En fait, observe Jacques Delforges, il semble qu’en matière d’aide sociale, « il n’y ait pas, à terme, d’autre issue que la recomposition du nécessaire secours aux plus défavorisés autour des pôles historiques et féconds de ce secours :

– les petites communautés : métiers, professions, villages, cantons, villes;

– les grandes institutions charitables sans but politique et vraiment désintéressées, telles qu’on les voit renaître ou se poursuivre dans le monde entier : orphelinats, oeuvres pour handicapés… Congrégations religieuses », mais « une telle recomposition suppose une action politique continue et peu tapageuse car les résistances peuvent être nombreuses : poids des habitudes administratives, forces idéologiques, résistances de certains laïcs ou religieux »… (22).

 

4 – La décentralisation

Elle est un cas typique de mise en oeuvre du principe de subsidiarité.

La décentralisation ne consiste pas, de la part de l’Etat, à concéder aux collectivités locales les pouvoirs qu’il veut bien leur laisser, mais à reconnaître le droit naturel qui est le leur de gérer elles-mêmes leurs propres affaires.

Ainsi, la répartition des compétences entre les régions, les départements et les communes ne doit pas être décidée d’en haut; elle ne doit pas être arbitrairement fixée par l’Etat. Il convient plutôt de partir des collectivités locales afin de déterminer les compétences qu’elles pourraient elles-mêmes assumer et les ressources fiscales qui, pour cela, leur seraient nécessaires.

Au plus près des citoyens, ce sont d’abord « les communes qui doivent retrouver les pouvoirs qui leur reviennent naturellement, c’est-à-dire toutes les compétences qu’elles peuvent exercer avec les moyens administratifs et financiers correspondants. Il ne faut déléguer aux échelons supérieurs que les attributions qu’elles ne seraient pas capables d’assurer par elles-mêmes » (23).

Enfin, le principe de subsidiarité ne concerne pas seulement l’Etat dans ses relations avec les diverses collectivités territoriales, mais n’importe quelle communauté par rapport à celles de rang inférieur.

Il serait contraire à toute authentique politique de décentralisation que la région, par exemple, centralise à son niveau certains pouvoirs dont les collectivités locales de moindre importance (telles que le département ou la commune) sont effectivement capables de s’acquitter.

En fait, écrit encore Chantal Millon-Delsol, « c’est dans l’organisation fédérale que le principe de subsidiarité trouve, sur le plan strictement politique, sa plus significative expression » et selon la Loi fondamentale allemande ou la Constitution fédérale suisse, l’Etat fédéral ne peut intervenir qu’en cas d’insuffisance des Länders allemands et des cantons suisses : « l’intervention se justifie non seulement si l’instance inférieure se trouve insuffisante, mais aussi si l’Etat peut correctement réaliser le même objectif (…). Et encore, dans ces cas précis, doit-il attendre de vérifier que les cantons ne peuvent se coordonner pour obtenir ce dont ils ont besoin » (24).

 

5 – Les relations internationales

Le principe de subsidiarité qui s’applique, dans l’ordre interne, aux relations des corps intermédiaires entre eux ou avec l’Etat, s’impose également dans le domaine des relations internationales.

« La subsidiarité qui protège la personne humaine, les communautés locales et les corps intermédiaires du péril de perdre leur légitime autonomie, doit être considérée comme un complément de la solidarité. L’Eglise est attentive à l’application de ce principe à cause de la dignité elle-même de la personne, du respect de ce qu’il y a de plus humain dans l’organisation de la vie sociale et de la sauvegarde des droits des peuples à l’intérieur des relations entre sociétés particulières et société universelle » (25).

La « société universelle » dont il est ici question, n’est autre que la « famille des nations » (26) ou, plus précisément, la communauté mondiale des Etats qui fonde l’existence d’un bien commun universel et par là-même, appelle la constitution d’une autorité mondiale.

« De nos jours, proclame Jean XXIII dans l’encyclique « Pacem in terris » (1963), le bien commun universel pose des problèmes de dimensions mondiales. Ils ne peuvent être résolus que par une autorité publique dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent eux aussi des dimensions mondiales et qui puisse exercer son action sur toute l’étendue de la terre. C’est donc l’ordre moral lui-même qui exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle ».

Mais de même que l’Etat n’a pas anéanti la famille qui lui est antérieure et dont les droits sont inaliénables et imprescriptibles, la « société des Etats », qui est progressivement appelée à se constituer, ne doit pas non plus absorber ou détruire les Etats qui lui sont antérieurs.

« L’organisme de caractère général dont l’autorité veille au plan mondial et qui possède les moyens efficaces pour promouvoir le bien universel doit être constitué par un accord unanime et non pas imposé par la force », précise Jean XXIII dans « Pacem in terris », non sans rappeler qu’avant toute chose, le principe de subsidiarité doit régir les rapports de l’autorité universelle avec les gouvernements des Etats :

« Le rôle de cette autorité universelle est d’examiner et de résoudre les problèmes que pose le bien commun universel en matière économique, sociale, politique ou culturelle. C’est la complexité, l’ampleur et l’urgence de ces problèmes qui ne permettent pas aux gouvernements nationaux de les résoudre à souhait. Il n’appartient pas à l’autorité de la communauté de limiter l’action que les Etats exercent dans leur sphère propre, ni de se substituer à eux. Elle doit au contraire tâcher de susciter dans tous les pays du monde des conditions qui facilitent non seulement aux gouvernements, mais aussi aux individus et aux corps intermédiaires, l’accomplissement de leurs fonctions, l’observation de leurs devoirs et l’usage de leurs droits dans des conditions de plus grande sécurité ».

Dans ces conditions, la « construction européenne » devrait elle-même reposer sur le respect le plus scrupuleux du principe de subsidiarité.

« Le principe de la dignité de la personne humaine, les droits fondamentaux et antérieurs à toute reconnaissance par la société, peuvent constituer les véritables piliers de la société européenne en construction, le principe de subsidiarité qui concerne les droits et les compétences de toutes les communautés et le principe de solidarité qui implique un équilibre entre les forts et les faibles peuvent constituer, en vérité, comme les colonnes de la nouvelle société qui doit être édifiée en Europe. C’est pourquoi il est nécessaire que tous ceux qui, dans un esprit chrétien, veulent prendre part à l’édification de l’Europe nouvelle, connaissent la doctrine sociale de l’Eglise » (27).

Or, selon l’article 3 B du Traité de Maastricht, « dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent être réalisés de manière suffisante par les Etats membres et peuvent donc, en raison des dimensions et des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire ».

En vérité, cet énoncé du principe de subsidiarité en pervertit gravement le sens et la portée.

– D’une part, il substitue au principe de subsidiarité, tel que l’expose authentiquement la doctrine sociale de l’Eglise (ne pas retirer aux particuliers ni aux groupements d’ordre inférieur les fonctions qu’ils sont capables de remplir par eux-mêmes), un principe d’efficacité selon lequel la Communauté européenne s’arroge le droit d’intervenir dans tous les domaines où elle estime pouvoir mieux faire que les Etats membres, centralisant toutes les compétences qu’elle juge plus efficace d’exercer au niveau européen.

– D’autre part, l’esprit comme la mise en oeuvre du Traité comportent le risque d’une véritable inversion du principe de subsidiarité. Alors que ce principe, rappelait Marcel Clément dans un article de « L’Homme nouveau », « signifie que chaque corps intermédiaire – famille, école, entreprise, commune – demeure maître de ses décisions dans tous les domaines où il peut en assumer la responsabilité, le ministre Roland Dumas explique ce principe en soutenant que « la CEE présidée par Jacques Delors délègue aux Etats membres ». La subsidiarité devient non plus soutien apporté par l’autorité supérieure en cas d’impuissance de l’autorité inférieure, mais délégation souveraine arbitrairement consentie par l’Etat supranational. La délégation de pouvoir par la volonté concessive du supérieur, c’est exactement la subsidiarité à l’envers » (28).

Que faire ?

La Révolution, depuis deux cents ans, vise la destruction de la famille et des corps intermédiaires au sein desquels et grâce auxquels chaque homme peut s’affirmer comme un être libre et responsable. D’un « peuple » enraciné dans tout un ensemble de communautés complémentaires, elle entend faire un simple rassemblement d’individus isolés, une « masse inerte » que l’Etat totalitaire aura beau jeu de manipuler à sa guise. L’être humain ne sera plus alors que « bétail doux, poli et tranquille », « l’homme robot » ou « l’homme châtré de tout pouvoir créateur » que « l’on alimente en culture de confection, en culture standard, comme on alimente les boeufs en foin » (29)…

C’est pourquoi notre travail doit tendre, non seulement à redresser l’Etat en le libérant de l’emprise idéologique des « lobbies » qui le détournent de sa mission véritable, mais à renouveler en profondeur l’ensemble du corps social par et dans ses corps intermédiaires.

Il s’agit de conforter les « élites » en place, les « responsables », les « chefs » (à quelque niveau que ce soit) dans l’assurance de leur légitimité; de les éclairer ou de leur apporter la formation dont ils ont généralement besoin.

Il s’agit surtout de contribuer personnellement à revitaliser de l’intérieur la famille, l’école ou l’université, l’entreprise ou les syndicats…

Conformément au principe de subsidiarité, c’est en effet dans son milieu naturel, en fonction de ses compétences et dans sa sphère d’influence que chacun est d’abord appelé à mettre en pratique la doctrine sociale de l’Eglise, dont Pie XII disait qu' »elle est claire en tous ses aspects », qu' »elle est obligatoire » et que « nul ne peut s’en écarter sans danger pour la foi et l’ordre moral » (30).

Olivier DRAPE

1 – « Le travail », Michel Creuzet, Jean Ousset (C.L.C.), pp. 134-135.
2 – « Le principe de subsidiarité », PUF, « Que sais-je ? », p. 9.
3 – « De regno », I, chapitre XV.
4 – « La Nef » n° 8, juillet-août 1991, p 28.
5 – Pie XII, Discours aux nouveaux Cardinaux, 20 février 1946.
6 – « Catéchisme de l’Eglise Catholique » n° 1894.
7 – Jean-Paul II, « Centesimus Annus », 1991, n° 48.
8 – Arthur Utz, « Ethique sociale », tome 1 : « Les principes de la doctrine sociale », éditions universitaires de Fribourg, p. 157.
9 – « Catéchisme de l’Eglise Catholique » n° 1884.
10 – Pie XII, encyclique « Summi Pontificatus », 20 octobre 1939.
11 – Jean Ousset, « L’enjeu », Ed. Fernand Lanore, p. 58.
12 – « Le travail », Michel Creuzet, Jean Ousset, (C.L.C.) p. 154.
13 – Pie XI, « Divini Illius Magistri », 31 décembre 1929.
14 – Jean-Paul II, exhortation apostolique « Familiaris Consortio », 22 novembre 1981.
15 – Cf. « Permanences » n° 309, février 1994, « Libérer l’école ! », pp. 23-24.
16 – Pie XII, lors du congrès des écoles privées d’Europe, le 10 novembre 1957.
17 – Maurice Bertrand, « La doctrine sociale de l’Eglise et les responsabilités éducatives de la familles », in « Permanences » n° 303, juillet-août 1993, p. 26.
18 – Chantal Millon-Delsol, « Le principe de subsidiarité », PUF, « Que sais-je ? », pp. 49-51.
19 – Discours aux évêques venus à Rome pour la définition du dogme de l’Assomption, 2 novembre 1950.
20 – Cf. « La pensée catholique » n° 273, novembre-décembre 1994, « La pratique de la subsidiarité permettra-t-elle de sauver l’Etat-providence de lui-même ? », par Arnaud Pellissier Tanon.
21 – « Le principe de subsidiarité », PUF – « Que sais-je ? », p. 83.
22 – « Permanences » n° 180, mai 1981, « Les ambiguïtés de l’aide sociale », p. 30.
23 – Jean-Paul Bolufer, « La décentralisation », in « Permanences » n° 209, avril 1984.
24 – Chantal Millon-Delsol, « Le principe de subsidiarité », PUF, « Que sais-je ? », pp. 39-40.
25 – Congrégation pour l’éducation catholique, « Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Eglise », n° 38.
26 – Pie XII, Radio-message de Noël 1944.
27 – Extrait de la Déclaration finale du Synode des Evêques d’Europe, décembre 1991.
28 – Cité par Alphonse Brégou in « La Pensée Catholique » n° 262, janvier-février 1993 : « Le Traité de Maastricht et la subsidiarité », p. 54.
29 – Antoine de Saint-Exupéry, « Lettre au Général X… ».
30 – Pie XII, allocution aux participants du congrès de l’Action catholique italienne, le 29 avril 1945.

Conférence du 6 décembre 2001.

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