Légitimisme ou Orléanisme

Légitimisme et orléanisme.

Aux bases d’une division.

 » Le Souverain, qu’il soit Roi ou Peuple, est celui qui exerce le pouvoir suprême, la souveraineté. Telle est bien la fonction sociale la plus haute et aucun Etat ne peut se passer d’un souverain. Le choix que l’on en fait décide de ce que sera le corps social et donne son sens à l’Etat. Les rois de France, mes aïeux, ont très tôt fixé leur doctrine : le Roi, souverain béni par l’onction du sacre, selon une belle formule définie par les juristes « est empereur en son royaume ». Durant des siècles, pour concrétiser cette idée, ils ont dû lutter à la fois contre les dangers de l’étranger toujours prêt à vouloir imposer ses règles à la souveraineté nationale, et contre les périls intérieurs de ceux qui voulaient limiter la souveraineté du roi pour mieux dicter leur loi. Entre ces deux écueils la France s’est bâtie et a prospéré. Aujourd’hui, la question est loin d’être inactuelle. « 

Louis duc d’Anjou et de Bourbon dans un discours prononcé à Paris, le 24 septembre 1999.

Introduction

Il est difficile, voire impossible, de définir clairement, et sans se porter sous le coup d’objections, les plus anciennes bases de la division entre orléanisme et légitimisme, car, d’un point de vue théorique, c’est se demander où faire remonter la division entre un royalisme que les uns diront intransigeant et les autres traditionnel, et une conception plus libérale de ce royalisme, voire du pouvoir royal.

Néanmoins, il semble que la Révolution française ait été le déclencheur le plus flagrant de cette division, car à des partis d’  » hommes « , c’est-à-dire à une sorte de clientélisme personnel, elle a substitué des partis d’  » idées « .

De cette période troublée, et malgré sa brièveté, ont découlé toutes les tendances ou écoles de pensée qui ont conduit à la définition des notions plus précises que sont l’orléanisme et le légitimisme au XIXème siècle (et, dans ces appellations, après la Révolution de Juillet 1830).

Il faut de plus immédiatement ajouter que la définition  » théorique  » des deux notions n’a globalement pas survécu au comte de Chambord, qui meurt le 24 août 1883 au château de Frohsdorf, en Autriche, pour laisser la place à une définition  » dynastique « , le comte de Chambord étant mort sans laisser d’enfant. Après cette date essentielle dans l’histoire du royalisme français, le débat s’attachera en effet plutôt à des éléments comme  » discuter  » des lois de successions du royaume ou de la validité du traité d’Utrecht, pour ne prendre que ces deux exemples.

Par conséquent, il n’est guère essentiel d’aller au-delà de 1883 globalement, car d’une part la division n’est donc plus tant théorique que dynastique, et d’autre part les divergences théoriques qui de toute façon peuvent perdurer dans le courant du XXème siècle, voire actuellement, trouvent toutes leurs origines précédemment.

Il est donc essentiel de commencer par remonter aux origines d’une division  » partisane « , non pas tant aux origines les plus anciennes, qui sont discutables, qu’aux origines les plus flagrantes. Il sera ensuite possible de s’attacher à la divergence des théories, avant de mettre en évidence leurs relations de pouvoir et de contre-pouvoir, c’est-à-dire leur aspect plus pratique.

Première partie :

Aux origines d’une division “partisane”

La spécificité de la monarchie française

Une monarchie de “droit divin”

“Nulla est potestas nisi a Deo”. Il n’est point de souveraineté qui ne procède de Dieu.[…]

La constitution de la royauté française est marquée du sceau de ce principe. L’autorité du roi tire sa force de l’autorité divine. La souveraineté n’appartient pas à tel individu ou à tel corps au sein de l’Etat, mais à Dieu seul. En un mot, le pouvoir vient d’en haut et se diffuse vers le bas.

Bernard Basse, La Constitution de l’Ancienne France, Dominique Martin Morin, 1986.

Le roi  » très chrétien  » ne tient son pouvoir que de Dieu, et n’est légitimé d’aucune autre manière, et surtout pas par la volonté populaire, qui est loin d’être synonyme de  » divin « .

C’est à juste titre le  » droit divin  » : le roi est choisi par Dieu, et doit régner selon Sa Loi.

On est évidemment bien loin de la philosophie des Lumières, pour laquelle, dans un individualisme forcené, l’autorité procède des hommes et non plus de Dieu, et pour laquelle la légitimité ne peut donc être que populaire.

Dans ses remontrances à Louis XV du 9 avril 1753, le Parlement de Paris rappelle que  » par l’autorité souveraine… le prince tient sur la terre la place de la divinité et porte sur son front l’empreinte de cette majesté… et tout est soumis à l’autorité divine « . Puis, s’adressant directement au roi, le Parlement ajoute :  » la source de votre puissance n’est pas moins sacrée que celle du pouvoir de l’Eglise ; c’est sur la parole de Dieu que l’une et l’autre puissances sont également fondée « . Le même Parlement, dans d’autres remontrances présentées le 15 janvier 1771[…]est encore plus formel :  » votre Parlement, Sire, a toujours tenu et ne cessera de tenir pour maxime inviolable que Votre Majesté ne tient sa puissance que de Dieu « . On sait que, dans la terminologie de l’Ancien Régime, l’expression  » maxime inviolable  » est synonyme de loi fondamentale. […]

Rompant avec ce courant doctrinal plus que millénaire, la Révolution Française proclame, après les philosophes et les encyclopédistes du XVIIIème siècle, que la souveraineté appartient au peuple et que le pouvoir vient d’en bas. Elle laïcise la Constitution et tout le droit public en rejetant le fondement divin du pouvoir. Louis XVIII et Charles X rétabliront la Constitution traditionnelle, mais cette restauration sera de courte durée. A partir de Louis Philippe le principe de l’origine populaire du pouvoir politique devient un dogme solidement établi.

Bernard Basse, même référence.

Bernard Basse, dans son livre, montre ainsi très bien ce qui sera ultérieurement une des causes essentielles de la division, à savoir le fondement et la source de la royauté française : le roi lieutenant de Dieu ici-bas, et bien évidemment soumis davantage à Lui et à Sa loi qu’à quelque volonté humaine que ce soit

Tyrannie et liberté

Pourquoi la Révolution a-t-elle renversée cette  » loi fondamentale « , et pourquoi Louis Philippe, qui pourtant a clamé assez fort sa légitimité et son respect pour les fondements de la royauté, a t-il validé la conception individualiste et populaire du pouvoir royal ? Tout simplement parce que l’on a confondu  » arbitraire  » et  » droit divin  » d’un côté, et  » liberté  » et  » souveraineté nationale  » d’un autre côté.

On entre de suite dans le vif du sujet car cette conception des bases de la royauté, du bien-fondé des lois fondamentales du royaume, est la source de la discorde qui sévira dès la Révolution française entre les différentes tendances royalistes, ainsi que tout au long du XIXème siècle. C’est ainsi que l’on qualifiera un peu rapidement Charles X de  » dictateur « , avec pour preuve le fait qu’il ait été sacré, comme ses illustres aïeux, pour marquer la continuité de l’Ancien Régime, et Louis Philippe de  » roi libéral « , prenant à témoin son titre de  » roi des Français « , et non roi de France, ou le glorieux passé révolutionnaire de son père le régicide Philippe Egalité. D’ailleurs, Louis Philippe ne se faisait-il pas lui-même appeler  » citoyen Chartres « , et n’avait-il pas combattu dans les armées révolutionnaires ?

Aussi Louis Philippe pouvait passer pour le révolutionnaire partisan de la  » liberté « , par opposition à la  » tyrannie  » des anciens rois, et la Monarchie de Juillet pour une monarchie parlementaire, par opposition à la monarchie absolue (avec une confusion entre absolue et arbitraire) d’Ancien Régime. C’est évidemment une conception des plus naïves, et des plus simplistes, mais aussi une conception qui pourtant fera du chemin.

Libéralisme et influence anglaise

La naissance du libéralisme

Et si cette conception de  » la liberté contre la tyrannie  » fera du chemin, c’est parce qu’elle a des origines lointaines, et des bases solides.

Il faut en fait remonter aux fondements du  » libéralisme « , même si le mot n’a pas grand rapport avec son sens actuel. Qu’était-il ?

Le libéralisme était à bien des égards la doctrine politique qui représentait le mieux les intérêts d’une bourgeoisie montante. D’ailleurs, partout où le libéralisme apparut, comme en Angleterre où il triompha complètement, ce fut porté par une bourgeoisie forte numériquement. Il y a de fait une stricte concordance entre le développement du libéralisme et celui du capitalisme. Et ça explique aussi son développement en politique dans son expression censitaire, libéralisme n’étant pas synonyme de démocratie, comme moyen de battre en brèche les classes populaires. C’est d’ailleurs peut-être la raison pour laquelle Louis Philippe a été qualifié de  » roi libéral  » et non de  » roi populaire  » ! En effet, le libéralisme, loin de vouloir répondre aux exigences populaires, s’attachait surtout à consolider les intérêts de ce que Alexis de Tocqueville appellera la  » classe moyenne « , les intérêts d’une bourgeoisie qui s’enrichissait et prenait politiquement place sur les ruines des anciens ordres dominants.

Le libéralisme était une doctrine globale qui émergea au XVIIIème siècle. Cette doctrine était en lien à une philosophie de la connaissance, au rationalisme : la philosophie libérale mettait sa foi dans la raison, au lieu de la mettre en Dieu, et son application débouchait donc de même sur une philosophie du progrès, qui faisait que rien n’était immuable, et que par conséquent nulle loi ne pouvait être fondamentale.

Au XIXème siècle cette philosophie du progrès se double d’une philosophie de l’histoire, c’est-à-dire d’une réflexion sur la marche des sociétés, sur ce qui les meut, les transforme…

S’y ajoute le motif de la liberté (liberté politique, liberté économique, liberté individuelle, etc.), et une méfiance vis-à-vis de l’Etat, perçu comme absolutiste au moment où le libéralisme se saisit de la France.

Le libéralisme rencontre donc forcément la Révolution française, et il est mis dans une sorte d’entre-deux politique, car si il peut se reconnaître dans toutes les valeurs professées par 1789 (il est de fait toujours du côté de 1789 et contre l’Ancien Régime), il ne peut que réprouver la forme que la Révolution prend dès 1792, à savoir la Terreur et le sang qu’elle a fait couler au nom de la  » raison d’Etat « .

Les libéraux en viennent à penser de plus en plus l’Etat comme devant être le plus faible possible : un Etat faible, c’est un Etat contrôlé, et les libéraux sont de fait pour un contrôle parlementaire sur l’exécutif. Ils sont notamment très attentifs à la séparation des pouvoirs, et au fait que le contrôle de l’Etat doit se faire à travers une large décentralisation. Ce dernier élément doit être compris en ce sens qu’à l’époque un pouvoir décentralisé serait un pouvoir détenu localement par les notables, dans la logique censitaire, car ce qui définit la place d’un citoyen actif est son degré de fortune. L’Etat n’a surtout pas à s’occuper d’économie, et il n’a pas plus à légiférer dans le domaine social.

Il faut enfin aborder le motif de l’individualisme, en tant que pensée de l’individu, avec ses droits, avec l’expression des libertés fondamentales pour les libéraux à cet égard, à savoir la liberté d’expression, la liberté d’opinion, etc., mais aussi le droit à la possession, et l’on rejoint ici les intérêts de la nouvelle classe possédante. De ce soucis de l’individu, il résulte une grande méfiance des libéraux vis-à-vis de tout ce qui est corps constitué, par exemple les corporations ou les syndicats par la suite, mais surtout une méfiance majeure vis-à-vis de l’Eglise. D’autant plus qu’à l’époque le libéralisme est de tradition voltairienne, même si Voltaire n’était pas libéral politiquement, et massivement anticlérical.

Néanmoins, si le libéralisme est à son origine unique et unifié, et pourra parfois se maintenir dans cette expression grâce à certains penseurs comme Benjamin Constant, il tendra assez vite à se diviser, par exemple en un libéralisme politique, un libéralisme économique ou un libéralisme intellectuel, à l’image de la diversité des libertés énoncées précédemment. Les trois ne cohabitant pas forcément, c’est ce qui fera toute l’ambiguïté de régimes dits  » libéraux  » ultérieurement.

La récupération de la “glorious revolution”

Le libéralisme peut s’appuyer sur certains évènements historiques, et l’événement majeur qui lui donne une certaine légitimité est la  » Glorieuse Révolution  » anglaise de 1688.

Cette Révolution (qui, si elle a fait couler moins de sang qu’en France, est tout aussi idéologique) peut être considérée comme la base de la monarchie constitutionnelle et parlementaire anglaise. Elle a consisté, sans entrer dans le détail, dans le renversement pacifique du roi en place, Jacques II, qui était soupçonné d’ambitions absolutistes et de regarder un peu trop complaisamment le catholicisme, par sa fille Marie et son gendre Guillaume d’Orange, alors stathouder de Hollande. Marie et Guillaume montent conjointement sur le trône, et pour ce faire prêtent serment au  » bill of rights « , première constitution teintée de libéralisme politique et de parlementarisme aigu !

L’influence de cette  » glorieuse révolution  » est certaine dans la rivalité entre libéraux et ultras, qui deviendront respectivement, à quelques exceptions près, orléanistes et légitimistes. Et elle sert à légitimer certaines aspirations. Ainsi, Thiers, qui en est alors à ses débuts dans le journalisme et vient de fonder le National pour soutenir la candidature de Louis Philippe face à Charles X, utilise cette  » glorious revolution  » pour ruser avec les lois sur la presse, rappelant cette histoire d’un roi renversé pacifiquement et remplacé par un membre de sa famille. Tout le monde comprend l’analogie, sans que les articles puissent pour autant tomber sous le couperet de la censure.

“Le temps des deux droites”(Michel Winock)

La “droite absolue”

Cependant, il n’est pas besoin d’attendre le règne de Charles X pour voir pareille revendication de  » monarchie libérale « , et ce qui deviendra l’orléanisme trouve ses fondements politiques dès la Révolution, qui entérine le clivage gauche / droite, voire le clivage droite  » gauchiste « / droite réelle. Ce dernier élément est ce que Michel Winock appelle  » le temps des deux droites « , et qui, comme nous le verrons, n’est pas sans rappeler le clivage orléanisme / légitimisme.

Déjà, le clivage droite / gauche est né du débat sur la question du veto royal, qui a cristallisé les oppositions. A droite, on est globalement d’accord sur le fait que le roi doit avoir le dernier mot en matière législative, et que par conséquent il doit conserver sans limitation la prérogative du veto. Il n’en reste pas moins une dualité de cette droite dès l’origine. La frange la plus intransigeante en est la  » droite intégrale « , pour reprendre l’expression de René Rémond, une  » droite absolue  » selon Winock. Elle conteste toute légitimité à la Révolution, sans concession. Cette droite est avant tout représentée par l’abbé Jean Siffrein Maury (1746-1817), élu député du clergé aux Etats généraux de 1789 puis député à l’Assemblée constituante, et réputé pour sa violence oratoire, ou par quelqu’un comme André Boniface Riqueti, vicomte de Mirabeau (1754-1792), plus connu sous l’appellation de Mirabeau-Tonneau, en raison de ses rondeurs et de son attirance pour la bouteille ! Ce parti révoque en bloc tout ce qui s’est accompli à la suite de la séance royale du 23 juin 1789.

Ce jour-là, Louis XVI rappelait, devant les députés qui venaient de s’autoproclamer Assemblée constituante, son opposition à toute constitution qui aurait la prétention de renverser la société d’Ordres. Il frappait de nullité la transformation des Etats généraux en Assemblée constituante, et, s’il était d’accord avec la nécessité de certaines réformes, notamment fiscales, il entendait conserver les prérogatives royales contre les prétentions des soi-disant représentants de la Nation.

La  » droite intégrale  » soutient donc le roi sans mesure, mais après l’échec de se dernier, et après qu’il ait été obligé de ratifier la Constitution, elle déserte rapidement les bancs de l’Assemblée, et forme le gros de la première vague d’émigration, en suivant l’exemple du comte d’Artois, futur Charles X, parti dès le lendemain de la prise de la Bastille.

Les Monarchiens

Parmi les partisans du veto royal, on peut noter une droite plus modérée, qui parfois avait participé activement au combat anti-absolutiste. C’est le cas de Jean-Joseph Mounier (1758-1806), élu député du Tiers Etat aux Etats Généraux, puis président de l’Assemblée Constituante. Il est le chef de file des monarchiens.

Ces derniers veulent donner à la France une Constitution à l’anglaise, et ne sont donc, du moins au début, nullement de la famille des contre-révolutionnaires. Il le deviendront un peu par la force des choses. Ainsi, Mounier ne supportera pas de voir le roi humilié lors des  » journées d’octobre « , les 5 et 6, par les émeutiers, et amené de force à Paris ; il démissionne par conséquent et regagne Grenoble, sa ville d’origine, avant d’émigrer.

Mais les monarchiens ne sont donc pas, à la base, contre la Révolution. Ils l’ont quittée lorsqu’elle a paru s’emballer. Winock dit d’eux qu’ils sont les  » jeunes champions de la France nouvelle au printemps, déjà vieillards chenus à l’automne, sous les rafales de l’Histoire « . C’est en fait la première droite libérale, qui avait pour ambition de concilier l’Ancien régime et la Révolution, le pouvoir du roi et celui de la Nation, c’est-à-dire la royauté et la souveraineté populaire.

Sans être pour autant démocrates, les monarchiens veulent garantir les libertés publiques et l’équilibre des pouvoirs, d’où nécessairement leur séparation. En août 1789, Mounier publie ses Considérations sur les gouvernements, et principalement sur celui qui convient à la France ; c’est une sorte de manifeste du parti : l’autorité royale doit être maintenue, avec un droit de veto absolu, mais équilibrée par deux chambres, la première étant élue et la seconde composée de propriétaires nommés à vie par le roi, sur proposition des assemblées provinciales. Ils pensent atteindre ainsi un équilibre évitant le face-à-face entre l’exécutif royal et une assemblée unique.

Mais le 10 septembre, ils sont écrasés lors du débat sur les deux chambres (849 voix contre 89 et 122 abstentions), et le lendemain l’Assemblée vote en faveur d’un veto qui n’est que suspensif. Déjà, ce qui sera encore plus fort après les journées d’octobre, la Révolution n’est donc plus la leur.

Les Monarchiens sont ainsi les premiers partisans d’une monarchie constitutionnelle pour la France, à l’image du régime anglais,  » juste-milieu  » avant l’heure. La  » monarchie selon la Charte  » sous Louis XVIII en sera, si l’on peut dire, la première expression pratique.

Toujours est-il que ces deux droites seront à la base de la rivalité au XIXème siècle, car légitimisme et orléanisme en sont une évolution. Pour simplifier, le traditionalisme sera la définition théorique de la  » droite intégrale « , alors que les doctrinaires, ou les royalistes libéraux en général, sont un aboutissement de la conception des monarchiens.

Deuxième partie :

Des théories divergentes

Traditionalisme et légitimisme

Deux grandes figures du traditionalisme : Louis de Bonald et Joseph de Maistre

Globalement, le traditionalisme découle donc de la droite dite  » intégrale  » ou  » absolue « . Deux principaux théoriciens de langue française l’ont inspiré.

Le premier est Louis de Bonald (1754-1840), petit noble du Sud-Ouest. Il a émigré en 1791, et est rentré en France sous le Directoire, pour faire une carrière moyenne dans l’administration de l’université impériale, ce qui peut paraître surprenant pour un ultra (il sera député de cette mouvance sous la Restauration). Il a aussi écrit plusieurs ouvrages dont un publié dès 1796, la Théorie du pouvoir politique et religieux.

Le second est Joseph de Maistre (1753-1821), savoyard, et par conséquent sujet du roi de Piémont Sardaigne. Il a fait une carrière dans la diplomatie, notamment comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Il a écrit plusieurs ouvrages, comme les Considérations sur la France (1796), Du Pape, ou les Soirées de Saint-Pétersbourg, exposé de ses théories.

Le traditionalisme a quelques traits généraux que l’on retrouve communément chez les auteurs.

· D’abord, et c’est la principale divergence avec les libéraux , les traditionalistes écrivent en faveur du  » droit divin  » : nul pouvoir qui ne procède de Dieu. Une des références essentielles en est bien sûr Bossuet (1627-1704) qui disait que  » c’est Dieu qui fait les rois et qui établit les maisons régnantes[…]Nous avons donc établi par les Ecritures que la royauté à son origine dans la divinité même[…]Les rois doivent donc trembler en se servant de la puissance que Dieu leur a donnée.  » Mais pour en rester aux auteurs traditionalistes, Bonald comme De Maistre en donnent des exemples :

Otez Dieu de l’univers, et vous effacez de nos esprits les idées de cause, de pouvoir, d’ordre, de perfection, etc.

Louis de Bonald, Pensées.

Il faudrait insister sur l’opinion générale et universelle qui appelle la puissance divine à l’établissement des empires.

J. De Maistre, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques.

La souveraineté étant pour nous une chose sacrée, une émanation de la puissance divine, que les nations de tous les temps ont toujours mise sous la garde de la religion, mais que le christianisme surtout a prise sous sa garde particulière en nous prescrivant de voir dans le souverain un représentant et une image de Dieu même, etc.

J. De Maistre, Du Pape.

· En découle un rôle majeur et essentiel de l’Eglise, et une vision  » providentialiste  » de l’Histoire, les deux étant liés :

Je reconnais en politique une autorité incontestable qui est celle de l’histoire et dans les matières religieuses une autorité infaillible qui est celle de l’Eglise.

Bonald, Théorie du pouvoir politique et religieux.

On avait assez considéré la religion comme un besoin de l’homme ; les temps sont venus de la considérer comme une nécessité de la société.

Pensées.

· Et en découle aussi un rejet de l’individualisme, la solidarité s’appelant dès lors charité :

La Constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l’homme. Or, il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc. : mais quant à l’homme je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie : s’il existe, c’est bien à mon insu.

J. De Maistre, Considérations sur la France.

· Ainsi, la  » constitution  » d’un pays ne peut être le produit des hommes, mais la résultante d’une évolution naturelle et prolongée. L’être humain est soumis à un ordre qui le dépasse, ordre issu de l’histoire et de la longue durée pour Bonald, ordre plus divin pour De Maistre. La société se développe comme un organisme vivant, comme dans cette image de Saint Augustin qui la voit comme un même homme qui passerait petit à petit de l’enfance à la vieillesse. Un même homme, ce qui signifie la continuité d’un pouvoir transmis de façon héréditaire, et par conséquent un roi qui ne doit rien à une prétendue souveraineté nationale.

· Néanmoins, ce n’est pas du tout la vision d’une monarchie absolutiste. C’est en fait une vision d’avant l’absolutisme, où le roi trouve des appuis, notamment dans la noblesse, où la monarchie est relayée par des corps intermédiaires. Ceci est surtout visible chez Bonald.

· De Maistre y ajoute une vision ultramontaine : le pape doit être souverain pontife dans un sens plein. A la fin de la Restauration, les ultras se diviseront sur ce point.

L’influence du traditionalisme

Le traditionalisme voit un aboutissement dans le courant ultra sous la Restauration, courant qui sera la base du légitimisme. Par définition, ce courant qui, sous Louis XVIII, est dit  » plus royaliste que le roi « , est contre la Charte, car, inspirée par les hommes, elle ne s’inscrit pas dans le sens d’une constitution issue de l’histoire.

La mouvance, qui n’est pas un parti organisé, émerge au moment de la Terreur Blanche de 1815, et est donc née d’un esprit  » revanchard « .

Plusieurs fois au pouvoir (de décembre 1821 à janvier 1828, c’est le long ministère Villèle, ou d’août 1829 à la Révolution de Juillet, le court intermède Polignac), et poussés par le comte d’Artois, qui deviendra Charles X et sera donc le dernier roi de France, leur influence est certaine. La meilleure expression en est, en avril 1825, la loi du Sacrilège ou du blasphème, qui prévoie le parricide pour les profanateurs d’hostie consacrée, et jusqu’à la peine de mort pour les blasphémateurs.

Mais c’est surtout tout un climat, avec de nouveaux des  » évangélisateurs  » dans les campagnes, des cérémonies expiatoires…

Libéraux, doctrinaires et orléanisme

Benjamin Constant et la “théorie des cinq pouvoirs”

En conflit direct avec ces derniers, la mouvance libérale est sous la Restauration une mouvance d’opposition. En France, le libéralisme est à cette époque une contestation parfois radicale de l’ordre établi. Pourtant, les libéraux sont la plupart du temps de bons bourgeois amis de l’ordre, pourvu que cet ordre soit le leur. Dans l’opposition, nombreux sont les libéraux qui conspirent. Par exemple, ils conspirent dans la Charbonnerie, forte jusqu’en 1823-1824, société secrète qui complote contre les Bourbons, notamment au prétexte de leur retour  » dans les fourgons de l’étranger « . On y retrouve par exemple Dupont de l’Eure, qui sera un des héros de Juillet, et un temps ministre de la justice de Louis Philippe, ou encore quelqu’un comme Béranger, poète très en vogue dans ces milieux à l’époque.

Mais les libéraux ne manquent pas de théoriciens efficaces, à l’image de Benjamin Constant (1767-1830), chef du parti libéral sous la Restauration, et qui sera un théoricien de l’orléanisme. Il est né à Lausanne d’une famille protestante d’origine française. Il est venu s’installer en France dès 1795, et a élaboré ses théories sous le Premier Empire. Il expose sa  » théorie des cinq pouvoirs « , qui sont :

· Un pouvoir royal, perçu davantage comme un symbole.

· Un pouvoir exécutif, pouvoir ministériel contrôlé et par le pouvoir royal et par la chambre.

· Un pouvoir législatif, exercé par une chambre censitaire, que le roi peut dissoudre.

· Un pouvoir judiciaire, tempéré par le droit de grâce royal.

· Un pouvoir électoral, censitaire évidemment, pouvoir d’équilibre et d’arbitrage.

Constant prône aussi la limitation du rôle de l’Eglise, ainsi qu’une décentralisation qu’il appelle  » fédéralisme « . Il se fait également le porte-parole d’une autonomie de la société civile vis-à-vis de l’Etat et des institutions, autonomie devant donner le plus grand espace de liberté possible.

La principale innovation de Constant, écrit Alain-Gérard Slama,  » est d’avoir substitué à la théorie de la Providence, indémontrable, de Joseph de Maistre, un autre principe d’harmonie : l’intérêt, qui amène, selon lui, les hommes à se conformer aux lois de la nature « . Prenons un exemple :

La dépendance et les intérêts réciproques et mutuels des hommes et de toutes les parties d’une communauté civilisée créent cette grande chaîne qui les tient ensemble. Le tenancier, le fermier, le manufacturier, le négociant, l’artisan et toutes les professions prospèrent par l’assistance que chacune d’elles reçoit de l’autre ou de toutes. L’intérêt commun règle leurs affaires et forme leurs lois ; et les lois faites par l’utilité commune ont plus d’influence que celle du gouvernement. Constant, 1796, De la force du gouvernement actuel et de la nécessité de s’y rallier.

D’un point de vue individuel, ce n’est donc pas loin de la  » main invisible  » d’Adam Smith, pour lequel en agissant selon son intérêt personnel l’individu participe à l’intérêt commun.

Les doctrinaires

Certains voient bien que la Charte de 1814 peut entraîner dans le pays un fonctionnement de type libéral. Par rapport à Constant, ce ne sont pas des libéraux strictement d’opposition, mais des libéraux dans l’opposition en attendant d’être au pouvoir. Ils vont donc plus loin. S’y retrouvent des personnalités, comme Pierre Paul Royer-Collard (1763-1845), plusieurs fois député, Charles de Rémusat (1797-1875), qui sera ministre de l’intérieur du cabinet Thiers sous la Monarchie de Juillet, avant de se rallier à la République dès 1848, ou encore un jeune universitaire appelé Guizot, et que nous aurons l’occasion de revoir.

Ils sont appelés  » doctrinaires « , car ils militent pour une stricte application de la Charte, de façon parfois sentencieuse. Et ils sont un peu le prototype de ce que sera le monde orléaniste en 1830.

Déjà sous la Restauration leur influence sera réelle, comme en témoigne le discours du maréchal de Gouvion-Saint-Cyr à l’occasion de la loi militaire de 1818, discours écrit par Guizot.

Les libéraux défendent en général la liberté de la presse, mais plus que tout autre Royer-Collard s’est appuyé sur le fait que la presse à un grand rôle à jouer, à une époque où les tirages sont faibles. La presse doit être le moyen pour le pays légal d’échanger des idées. Et ce n’est pas du goût de tous, car ces libéraux savent manier cette presse naissante à grande échelle.

Ainsi en 1826 le comte de Salaberry, ultra, s’écrie à la chambre :  » la presse est une baliste qui lance des torches et des flèches empoisonnées, la presse est l’arme chérie du protestantisme, de l’illégitimité, de la souveraineté du peuple. Redoutons, messieurs, les fléaux de l’imprimerie, seule plaie dont Moïse oublia de frapper l’Egypte.  » Et en effet, elle sera une des armes de Juillet 1830, manière de mener une opinion publique qui souvent  » lit plus qu’elle ne réfléchit  » !

Des doctrinaires aux orléanistes : l’exemple de Guizot

Pour illustrer l’orléanisme triomphant de 1830, une figure est souvent prise en exemple.

François Pierre Guillaume Guizot (4 octobre 1787-12 décembre 1874) a été élevé à Genève où sa famille avait émigré et où il a reçu une éducation calviniste rigoureuse. Il arrive à Paris en 1805. Ses premiers travaux de recherche historique lui valent d’être nommé professeur d’histoire moderne à la Sorbonne, dès 1812. Il doit à Royer-Collard, que nous avons déjà nommé, d’entrer dans la vie politique : c’est avec lui qu’il crée le Parti des doctrinaires.

Après avoir occupé diverses fonctions au ministère de l’Intérieur et à celui de la Justice, son opposition au régime lui vaut, après la chute du cabinet libéral de Decazes, d’être interdit d’enseignement en 1822.

Guizot écrit également, comme l’Histoire de la révolution d’Angleterre, l’Histoire de la civilisation en Europe, ou l’Histoire des origines du gouvernement représentatif . Il collabore aussi au journal Le Globe, dans sa mouvance.

Mais c’est surtout sous la Monarchie de Juillet que Guizot émergera pleinement, jusqu’à devenir en quelque sorte une figure emblématique du régime. Il est notamment ministre de l’Instruction publique de 1832 à 1837, avec par exemple dans sa gibecière la loi de 1833 sur l’enseignement public, qui oblige chaque commune à ouvrir une école publique élémentaire ainsi qu’une école primaire supérieure dans les villes de plus de 6 000 habitants.

Après avoir été brièvement ambassadeur à Londres, il reçoit le portefeuille de ministre des Affaires étrangères en 1840, et il le garde sept ans. Pendant ces années, il met en place une entente cordiale entre France et Angleterre.

Que retenir de Guizot dans le sens de la rivalité historique entre légitimisme et orléanisme, outre le fait que tout son parcours témoigne parfaitement de son orientation politique ? Déjà, Guizot s’appuie pleinement sur la nouvelle bourgeoisie d’affaire, pilier d’un régime non moins nouveau. Et pour lui conserver son pouvoir, il est loin d’être le dévoué partisan d’un élargissement du suffrage censitaire. En revanche c’est un acharné opposant au  » droit divin « , ne reconnaissant de souveraineté que dans le peuple, ou plutôt dans l’expression réduite de ce peuple, à savoir son expression censitaire évidemment.

Il n’y a donc rien de surprenant dans le fait que Guizot soit communément pris en bannière de l’orléanisme, artisan de l’avènement du régime mais aussi artisan de sa chute par son manque d’ouverture.

Charte contre Charte révisée

Ainsi, chaque camp a ses théoriciens à l’époque. Et dans son expression pratique chaque camp se démarque par une  » constitution « , déclarée ou non, différente.

Louis XVIII, ayant refusé la Constitution sénatoriale, s’était engagé, lors de la  » déclaration de Saint-Ouen le 2 mai 1814, a promulguer une Charte. C’est chose faite le 4 juin suivant.

La  » Charte constitutionnelle  » se compose d’un assez long préambule et de 74 articles. Elle est certes une concession faite à la Révolution, dans la mesure où c’est une Constitution qui cache son nom, mais reste d’inspiration traditionaliste. Ainsi, elle est d’emblée mise sous le couvert de  » la Divine Providence « , allusion implicite au droit divin, et au fait que l’Histoire n’est rien d’autre que la manifestation des desseins de Dieu. Et pour bien marquer la continuité royale, Louis XVIII la date de la 19ème année de son règne. C’est en effet dès 1795, à la mort du dauphin martyr, que le comte de Provence avait pris le nom de Louis XVIII.

Le préambule rappelle de plus que le roi ne tient sa légitimité que du fait d’être roi légitime, et non d’une quelconque souveraineté populaire. Ainsi, la Charte est  » octroyée  » librement par le roi, qui garde toute souveraineté.

Les trois premiers articles marquent le décès officiel de l’Ancien Régime (égalité civile, égalité devant l’impôt, et égalité devant l’emploi), et les principales  » libertés  » révolutionnaires sont certes reconnues, d’où l’optimisme des doctrinaires quant à une application libérale. Mais certains éléments majeurs dénotent l’inspiration traditionaliste. Il y a ainsi rupture avec le Concordat de 1801, qui faisait de la religion catholique la religion de  » l’immense majorité des Français « , et un retour au catholicisme religion d’Etat.

Le roi conserve un pouvoir fort, dans la mesure où il est maître de l’exécutif : art.13 :  » au roi seul appartient la puissance exécutive « . Le roi  » nomme à tous les emplois « , est chef des armées, signe les traités, et lui seul peut déclarer la guerre. De plus, l’article 14 ajoute que le roi fait les règlements et promulgue les ordonnances nécessaires à l’application des lois et à la sûreté de l’Etat.

Enfin, le roi choisit ses ministres, lesquels contresignent ses actes et ne sont en rien responsables devant les chambres (il ne sont pas obligés d’avoir une majorité à l’assemblée).

Les deux chambres (une chambre haute, la chambre des pairs avec, en 1827, 384 pairs de France, et une chambre basse, la chambre des députés, censitaire) n’ont pas l’initiative des lois, qui revient au roi, et ont pour rôle de les voter. Rôle important, puisqu’elles votent notamment cette loi essentielle qu’est le budget.

Ainsi, il y a évidemment nombre de concessions faites, mais le pouvoir royal peut encore s’exercer librement, la charte pouvant être assez largement interprétée, dans un sens comme dans l’autre d’ailleurs.

Le 14 août 1830 c’est la publication de la Charte dite  » révisée « , sorte de correction orléaniste de la Charte de 1814. Louis Philippe est titrée d’emblée de  » roi des Français « , ce qui suggère une sorte de souveraineté populaire (même si nulle part dans la charte elle ne sera explicitement affirmée) et un contrat entre le roi et le peuple.

La Charte révisée révèle un certain nombre de transformations : on revient déjà au Concordat, la religion catholique n’étant plus la religion d’Etat mais la religion professée par la majorité des Français ; la censure ne peut plus être rétablie ; le roi ne peut plus légiférer par ordonnances ; et les Chambres reçoivent toutes deux l’initiative des lois. La responsabilité ministérielle reste ambiguë, dans la mesure où il n’est question que d’une responsabilité pénale en cas d’effraction à la loi, mais pas question d’une responsabilité devant la Chambre.

Ainsi, la Charte révisée, qui également peut être sujette à une large interprétation, n’en est pas moins nettement plus libérale que la Charte de 1814, et note clairement la rupture entre Restauration et Monarchie de Juillet, et, au delà, entre légitimistes et orléanistes.

Troisième partie :

Pouvoir et contre-pouvoir

Les orléanistes à l’épreuve du pouvoir

L’avènement des orléanistes

La Monarchie de Juillet, qui marque l’avènement des orléanistes, est née de la Révolution et des barricades. La publication de quatre ordonnances de Charles X dans le Moniteur le 26 juillet, dont l’une remet en cause la liberté de la presse, met le feu aux poudres. Le 26, sans autorisation évidemment, Le National, Le Temps et Le Globe publient ce manifeste :  » Le régime légal est interrompu, celui de la force a commencé. L’obéissance cesse d’être un devoir  » !

Paris se soulève en dépit de la certitude du maréchal de Marmont qui a assuré au roi que la ville n’oserait pas bouger. Le 27 juillet est la première des trois journées appelées les  » Trois Glorieuses « . Les Tuileries sont prises. La garde nationale est rétablie le 30 juillet, et La Fayette en reçoit le commandement. Le matin du même jour une affiche placardée dans Paris, rédigée par Thiers, lance officiellement Louis Philippe dans la course au pouvoir :

Charles X ne peut plus rentrer à Paris : il a fait couler le sang du peuple. La République nous exposerait à d’affreuses divisions : elle nous brouillerait avec l’Europe.

Le duc d’Orléans est un prince dévoué à la cause de la Révolution. Le duc d’Orléans ne s’est jamais battu contre nous. Le duc d’Orléans était à Jemmapes. Le duc d’Orléans est un roi-citoyen. Le duc d’Orléans a porté au feu les couleurs tricolores. Le duc d’Orléans peut seul les porter encore. Nous n’en voulons point d’autres. Le duc d’Orléans ne se prononce pas. Il attend votre vœu. Proclamons ce vœu et il acceptera la Charte comme nous l’avons toujours entendue et voulue. C’est du peuple français qu’il tiendra sa couronne.

Voilà qui est révélateur, et qui mènera loin le candidat Orléans , alias  » citoyen Chartres « , futur  » roi-citoyen  » !

Le 2 août 1830, à Rambouillet où il s’est réfugié, Charles X, parce que le duc d’Angoulême refuse la couronne, signe son abdication en faveur de son petit-fils, le comte de Chambord, qui avait déclaré à Talleyrand :  » Un roi qu’on menace n’a de choix qu’entre le trône et l’échafaud !  » Talleyrand lui avait répondu :  » Sire, Votre Majesté oublie la chaise de poste. « 

De suite, le nouveau régime hésite entre monarchie constitutionnelle et république.  » Faisons donc la république, la république honnête, sage, conservatrice « , dit Thiers. Louis Philippe Ier accède au trône le 9 août. Fils du régicide duc d’Orléans Philippe Egalité, Louis Philippe a accepté le 7 août ce trône que les députés, en délégation autour de Laffitte, lui ont offert  » à lui-même et à ses descendants, de mâle en mâle à perpétuité « . A la Chambre, la motion a été acceptée par 210 voix sur 253. En ce jour, au Palais-Bourbon, où les fleurs de lys ont été remplacées par le bleu, le blanc et le rouge, le roi prête serment à la Charte et accepte de porter le titre de  » roi des Français « , tout comme il accepte le drapeau tricolore. La couronne, le sceptre, le glaive et la main de justice lui sont remis par quatre maréchaux.

A Vienne, Metternich, sorte de vestige de l’Ancien Régime glorieux, se moque ouvertement de ce  » roi des Français  » :  » De la république, il n’a pas la force populaire ; de l’empire, il n’a pas la gloire militaire ; des Bourbons, il n’a pas l’appui du principe de légitimité. Le trône de 1830 est quelque chose d’hybride ; l’histoire se chargera d’en montrer la faiblesse.  » Ce qu’elle a fait…

Une monarchie ambiguë

La première ambiguïté de la Monarchie de Juillet est celle de la légitimité de Louis Philippe. A quel titre Louis Philippe est-il roi ? Trois thèses s’affrontent à l’époque:

· La première est celle de sa  » non-légitimité « , et c’est bien sûr celle des ultras, devenus légitimistes. Pour eux, comme pour les autres rois d’Europe d’ailleurs, Louis Philippe est un roi  » né des barricades « .

· La deuxième est celle de la  » quasi-légitimité  » du roi, professée par Guizot notamment : le roi est un Bourbon, certes d’une branche cadette, mais bourbon quand même, d’où sa légitimité. C’est la thèse  » orléaniste  » la plus conservatrice. Et ses partisans s’accordent sur le fait qu’il n’y a pas eu de Révolution, mais un simple changement à la tête de l’Etat.

· La dernière thèse est celle de Louis Philippe régnant  » bien que Bourbon  » : son avènement au trône ne devrait rien à son appartenance à une branche cadette de la Maison de Bourbon, mais serait une réponse à un vœu national, d’où le titre de  » roi des Français « .

Tout au long de son règne, Louis Philippe s’efforcera de s’éloigner de l’origine  » boueuse  » de son avènement, et de démontrer sa légitimité. Mais l’ambiguïté entretiendra une opposition forte, terrain dynastique de la rivalité entre orléanistes et légitimistes.

La deuxième ambiguïté est celle du côté bourgeois de cette monarchie, ambiguïté révélée notamment par l’affrontement entre deux mouvances de l’orléanisme : le  » Mouvement  » et la  » Résistance « .

· Le Mouvement, avec des partisans comme le banquier Laffitte ou le républicain rallié La Fayette, est certes d’abord au pouvoir. Pour eux, il convient d’élargir la brèche entre 1814 et 1830, c’est-à-dire de pousser dans un sens encore plus libéral, au niveau politique notamment, le nouveau régime. Et ce sont généralement les partisans de la thèse du roi  » quoique Bourbon « .

· La Résistance prend néanmoins vite le pouvoir, en fait dès le 13 mars 1831, avec Casimir Perier au début, et le gardera jusqu’en février 1848. On y retrouve Guizot, Thiers, ou encore de Broglie, également doctrinaire sous la Restauration, et les partisans de la  » quasi-légitimité « du roi en général. Pour eux, la Révolution est bel et bien achevée, et dans son discours du 13 mars, Perier dit qu’  » il faut que la sécurité et la tranquillité reviennent « .

En fait, l’arrivée au pouvoir de la Résistance, largement poussée par Louis Philippe, est un bon révélateur du côté bourgeois de la Monarchie de Juillet. Il suffit, pour s’en persuader, de regarder certaines lois. Ainsi, en décembre 1831, une loi sur la pairie abolit son caractère héréditaire : on n’est plus pair de France qu’à titre viager ; c’est donc la liquidation de la pairie en tant que témoin, dans le sens de l’athlétisme, de l’Ancien Régime. De fait, les pairs nommés par Charles X ont vu leur titre réexaminé ; seuls quelques uns ont été gardés, pour mieux éliminer les autres. Les fonctionnaires y trouvent leur compte puisqu’en 1848 par exemple, sur 311 pairs vivants, 240 avaient été fonctionnaires, c’est-à-dire  » commis  » de l’Etat. En ce sens, la chambre des pairs est d’ailleurs nettement plus soumise au régime qu’elle ne l’était sous la Restauration.

Autre loi validant le côté bourgeois, la loi sur la garde nationale (héritage de juillet 1789) du 22 mars 1831 expose que tout le monde fait parti de cette garde, qui devait maintenir l’ordre intérieur et épauler l’armée en cas de conflit avec l’extérieur, mais que ne font parti de la garde nationale active que ceux qui peuvent payer leur équipement et se rendre une demie journée par semaine aux manœuvres. La garde nationale devient par conséquent rapidement une milice bourgeoise.

De même, le régime n’est pas sans rappeler le caractère anticlérical de la bourgeoisie, du moins au début. Par exemple, le 31 janvier 1831, l’archevêque de Paris célèbre une messe de repentance pour Louis XVI. Lorsque la nouvelle de cette messe est connue dans Paris, un certain nombre de personne des classes populaires décide de manifester : on pénètre dans l’archevêché, et on le met à sac. La garde nationale a bien sûr été appelée ; cette dernière, qui tient ses ordres du pouvoir, si elle protège les vitrines, laisse avec ironie piller l’archevêché. Mais aussi la loi Guizot du 28 juin 1833, qui fait obligation à toutes les communes d’ouvrir une école à ses frais, prévoie certes l’enseignement du catéchisme, mais cet enseignement sera donné par un instituteur, lequel dépendra du maire ; on navigue donc entre deux eaux.

Personne n’a été vraiment trompé par ce caractère bourgeois du régime, tant chez les légitimistes, comme en témoigne Chateaubriand :

 » Il est difficile, Madame, que vous connaissiez de loin ce qu’on appelle ici le Juste-milieu; que Son Altesse Royale se figure une absence complète d’élévation d’âme, de noblesse de cœur, de dignité de caractère; qu’elle se représente des gens gonflés de leur importance, ensorcelés de leurs emplois, affolés de leur argent, décidés à se faire tuer pour leur pensions  »

Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, tome IV (livre I, chap.14, p.52)

que chez les orléanistes, à l’image d’Alexis de Tocqueville :

En 1830, le triomphe de la classe moyenne avait été définitif et si complet que tous les pouvoirs politiques, toutes les franchises, toutes les prérogatives, le gouvernement tout entier se trouvèrent renfermés et comme entassés dans les limites étroites de cette seule classe[…]. Elle se logea dans toutes les places, augmenta prodigieusement le nombre de celle-ci et s’habitua à vivre presque autant du Trésor public que de sa propre industrie[…]Maîtresse de tout comme ne l’avait jamais été et ne le sera peut-être jamais aucune aristocratie, la classe moyenne, devenue le gouvernement, prit un air d’industrie privée ; elle se cantonna dans son pouvoir et, bientôt après, dans son égoïsme, chacun de ses membres songeant beaucoup plus à ses affaires privées qu’aux affaires publiques et à ses jouissances qu’à la grandeur de la nation.

Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Première partie.

Rien de bien étonnant à cela si l’on regarde le fait que Louis Philippe était lui-même une sorte de roi  » bourgeois « , se promenant dans les rues de Paris le parapluie sous le bras, comme tout bon bourgeois, ou envoyant ses enfants au  » collège royal « , actuel Henri IV, comme tout bon bourgeois encore.

Des  » ultras  » aux légitimistes :  » exil intérieur  » et réaction

Après l’avènement des orléanistes, les partisans du roi Charles X, les  » ultras « , ou les fidèles à la branche aînée en général, ont réagit de plusieurs façons :

Déjà, c’est la tentation de l’  » exil intérieur « , pour reprendre la fameuse expression de René Rémond dans Les Droites en France, c’est-à-dire la tentation de retourner sur leurs terres de province, et de quitter définitivement les milieux dirigeants. Ce qui n’est ni forcément mauvais ni un coup d’arrêt à leur influence. Par exemple, c’est une des bases de la modernisation agricole française, avec une participation active, dès 1832, aux comices agricoles notamment. Et ça explique également que début XXème nombreux soient les légitimistes aux origines des syndicats agricoles, plus précisément dans l’  » Union centrale des syndicats agricoles de France  » dès 1886, organisation de fédérations d’unions régionales dont le siège était rue d’Athènes à Paris ; l’appui clérical se retrouve alors, comme celui des Assomptionnistes de la Croix. L’abbé Mazelin peut être pris en exemple:  » j’estime que les syndicats ne doivent pas être des œuvres confessionnelles, mais quand on peut les couronner par la religion, c’est l’idéal « . Ainsi, il y a une résistance, qui devient persistance, idéologique.

La deuxième réaction est la volonté de garder le terrain à défaut de le reprendre, et donc de participer plus activement à la vie publique, comme à l’Assemblée, derrière l’avocat Pierre Antoine Berryer (1790-1868), élu député en 1830, ou dans des œuvres de charité, à l’image de Frédéric Ozanam créant en 1833 la société de Saint-Vincent de Paul.

Parfois, l’action peut se faire plus directe encore. Et l’année la plus active est sans nul doute 1832. Ainsi, la  » conspiration des prouvaires  » est un bon témoignage, et Chateaubriand celui qui certainement la rapporte le mieux :

Connaissez-vous la rue des Prouvaires, petite rue étroite, sale, populaire, dans le voisinage de Saint-Eustache et des Halles ? C’est là que se donna le fameux souper de la troisième Restauration. Les convives étaient armés de pistolets, de poignards et de clefs ; on devait après boire, s’introduire dans la galerie du Louvre, et passant à minuit entre deux rangs de chefs-d’œuvre, aller frapper le monstre usurpant au milieu d’une fête. La conception était romantique ; le XVIème siècle était revenu, on pouvait se croire au temps des Borgia, des Médicis de Florence, et des Médicis de Paris, aux hommes près.

Le premier février à neuf heures du soir j’allais me coucher lorsqu’un homme zélé et l’individu aux lettres de change forcèrent ma porte, rue d’Enfer, pour me dire que tout était prêt, que dans deux heures Philippe aurait disparu ; ils venaient s’informer s’ils pouvaient me déclarer le chef principal du gouvernement provisoire et si je consentais à prendre, avec un conseil de Régence, les rênes du gouvernement provisoire au nom de Henri V. ils avouaient que la chose était périlleuse, mais que je n’en recueillerais que plus de gloire, et que comme je convenais à tous les partis, j’étais le seul homme de France en position de jouer un pareil rôle. C’était me serrer de près ; deux heures pour me décider à ma couronne ! deux heures pour aiguiser le grand sabre de mameluck que j’avais acheté au Caire en 1806 ! Pourtant je n’éprouvais aucun embarras et je leur dis :  » Messieurs, vous savez que je n’ai jamais approuvé cette entreprise, qui me paraît folle. Si j’avais eu à m’en mêler, j’aurais partagé vos périls et n’aurais pas attendu votre victoire pour accepter le prix de vos dangers. Vous savez que j’aime sérieusement la liberté, et il m’est évident par les meneurs de toute cette affaire, qu’ils ne veulent point de liberté, qu’ils commenceraient, demeurés maîtres du champ de bataille au nom d’un enfant, par établir le règne de l’arbitraire. Ils n’auraient personne, ils ne m’auraient pas surtout pour les soutenir dans ces projets ; leur succès amènerait une complète anarchie, et les étrangers profitant de nos discordes, viendraient démembrer la France. Je ne puis donc entrer dans tout cela. J’admire votre dévouement ; mais le mien n’est pas de la même nature. Je vais me coucher ; je vous conseille d’en faire autant et j’ai bien peur d’apprendre demain matin le malheur de vos amis. « 

Le souper eut lieu ; l’hôte du logis qui ne l’avait préparé qu’avec l’autorisation de la police, savait à quoi s’en tenir. Les mouchards à table trinquaient le plus haut à la santé d’Henri V ; les sergents de ville arrivèrent, empoignèrent les convives et renversèrent encore une fois la coupe de la royauté légitime. Le Renaud des aventuriers royalistes, était un savetier de la rue de Seine, décoré de juillet qui s’était battu vaillamment dans les trois journées, et qui blessa grièvement pour Henri V un agent de la police de Philippe, comme il avait tué des soldats de la garde pour chasser le même Henri V et les deux vieux Rois. « 

Mémoires d’Outre-Tombe, Quatrième partie, livre 1er, chapitre 13.

Une note précise (éditions Gallimard):  » ce savetier, de son vrai nom Louis Poncelet, jeune homme intelligent et énergique, ne fut condamné qu’à la déportation. La conspiration, plus sérieuse que ne semble l’avouer Chateaubriand, réunissait environ 3000 affiliés ; on avait choisi, pour le coup de main, la nuit du premier au deux février parce que le roi donnait un grand bal aux Tuileries ; on espérait l’enlever plus aisément à la faveur du désordre. Les conjurés arrêtés furent jugés par la Cour d’Assises de la Seine, du 5 au 25 juillet. « 

Mais l’exemple le plus  » mythique « , presque dans la lignée romantique, n’est pas cette dernière conspiration. Plus fort encore est la tentative de soulèvement de la duchesse de Berry, au nom de son fils le duc de Bordeaux, qui restera dans l’Histoire comme comte de Chambord.

Le 28 avril 1832 au soir, la duchesse de Berry débarque du Carlo-Alberto sur la terre de Provence, dans l’espoir de rallier sous la bannière du jeune Henri V. Mais le 30 avril,sur 2000 soldats attendus, seule une soixantaine d’hommes sont présents, derrière le duc d’Escars, nommé précédemment  » gouverneur général du midi « . Mais rien ne bouge. La duchesse dit alors à ses compagnons hésitants :  » Je ne tromperais pas les espérances d’un pays qui a donné à ma famille tant de preuves de dévouement… Messieurs, en Vendée ! « . Et dès le 4 mai, les légitimistes  » dans le secret  » apprennent que la duchesse est en France.

Le 17 mai, elle arrive au château de la Preuille de M. de Nacquart ; après le déjeuner, c’est la première et non la moindre des déceptions de la duchesse, M. de Nacquart lui avouant que  » nul n’attend Madame, la Vendée n’est pas prévenue ; la présence de la mère d’Henri V va attirer tous les malheurs sur le pays. « . Elle garde toutefois confiance, et commence une  » vie de Bohème « , couchant même dans une étable la nuit du 18 au 19. Elle garde d’autant plus confiance qu’elle croit que la Provence est embrasée à sa cause. Aussi décide-t-elle de prendre les armes du 23 au 24, date repoussée à la nuit du dimanche 3 au lundi 4 juin.

A Paris, l’événement fait peur et est grossi : on dit que le Mans est pris, que tout est en feu, que les habitants se sont levés en masse… Le gouvernement ne reste pas inactif, et l’incident le plus grave est le 27 mai la mort du fils du  » saint de l’Anjou « , Jacques Cathelineau, 36ème membre de la famille Cathelineau victime des guerres de Vendée et de l’acharnement révolutionnaire. Il y aura bien quelques escarmouches, mais on reste loin de 1793. Et l’arrestation de la duchesse, en novembre, marque un coup d’arrêt définitif à l’expédition, qui de toute façon n’avait pas donné beaucoup d’espoirs aux légitimistes, comme en témoigne la réaction de Berryer.

La fin des monarchies : vers un royalisme unifié ?

“ Parti de l’Ordre”et compromis

1848 marque le renversement de Louis Philippe, et la proclamation de la république dès fin février. Brève république qui, donnant d’abord en décembre la présidence à Louis Napoléon Bonaparte, laisse elle-même la place au Second Empire.

Le 10 décembre 1848, l’élection de Louis Napoléon a la présidence se fait avec les voix orléanistes, Thiers disant pour l’occasion du futur empereur que  » c’est un crétin qu’on mènera « . Les voix légitimistes ne sont pas non plus étrangères à cette élection. Pourquoi cette rencontre entre les deux tendances ? Tout simplement parce que, raisonnablement, Louis Napoléon est le plus conservateur que l’on puisse imaginer pour l’heure.

Orléanistes et légitimistes se rejoignent aussi dans l’exercice du pouvoir, au sein de ce qui a été appelé le parti de l’Ordre, sous le ministère d’Odilon Barrot. Certes les orléanistes ont globalement l’avantage, mais s’y retrouvent tout de même certains légitimistes influents, à l’image de Berryer.

Les aspirations du parti de l’Ordre, malgré la forte odeur de compromis, rejoignent souvent les aspirations légitimistes, notamment au niveau religieux. On peut y voir par exemple en bonne place le comte de Falloux, représentant du parti catholique, et dont Tocqueville disait qu’il n’était en contact avec personne sinon son confesseur.

En mai 1849, le parti de l’Ordre remporte sa plus grande victoire, avec 450 sièges à l’Assemblée. Et il peut ainsi faire passer certaines lois de consensus entre les tendances, comme la loi Falloux du 15 mars 1850 qui accorde toute une série d’avantages à l’enseignement confessionnel ; elle donne par exemple un droit de regard au curé sur l’enseignement public.

L’impossible union

Mais le consensus ne dure pas, et dès mars 1851, les voix légitimistes se mêlent aux voix républicaines, contre les voix orléanistes, pour repousser la motion autorisant le retour sur le sol français de tous les princes de la Maison de Bourbon, le comte de Chambord étant décidé à ne revenir en France qu’en souverain, alors que les orléanistes sont quant à eux moins à cheval sur les principes !

Et la division ne fait que s’accroître au fur et à mesure que Louis Napoléon, devenu empereur, individualise davantage l’exercice du pouvoir.

La fin de l’Empire laisse quelques espoirs au comte de Chambord, qui écrit le 1er octobre 1870 à Guillaume Ier :  » le principe de l’autorité monarchique dont, avec la grâce de Dieu, j’ai religieusement conservé le dépôt, peut seul, à cette heure décisive, offrir un port de salut. « 

De leur côté, les princes d’Orléans, à savoir le duc d’Aumale, le prince de Joinville et le duc de Chartres, décident de mettre leur épée au service du gouvernement de la Défense nationale, qui repousse poliment, mais fermement, la proposition. Le 8 février, Aumale et Joinville sont élus à l’Assemblée nationale, mais Thiers les prie de ne pas siéger, et ils s’installent donc à Biarritz. C’est là qu’ils reçoivent, du 10 au 15 mars le général Ducrot, qui leur propose une  » fusion  » : il s’agit pour les princes d’Orléans de reconnaître le comte de Chambord comme seul prétendant, en échange de quoi le comte de Paris deviendrait son héritier. L’entrevue n’aboutit cependant à rien, sinon à la demande d’abrogation des lois d’exil. Cette dernière est décidé le 8 juin 1871.

Le comte de Chambord en profite et arrive à Paris le 2 juillet. Il rédige le 5 un manifeste, publié le 6 du même mois : il annonce son retour en France, son nouveau départ pour l’exil, et sa ferme volonté de conserver le drapeau blanc, expliquant très bien un geste que beaucoup ont pris pour de l’entêtement :

Je ne laisserai pas arracher de mes mains l’étendard d’Henri IV, de François Ier et de Jeanne d’Arc… Dans les plis glorieux de cet étendard sans tâche, je vous apporterai l’ordre et la liberté. Français, Henri V ne peut abandonner le drapeau d’Henri IV.

Quatre-vingt députés seulement approuvent le comte dans sa démarche, et ils constituent le petit groupe des  » chevaux-légers « , du nom de l’impasse où ils se réunissaient.

Mais malgré le faible nombre de partisans, le comte maintient son attitude avec constance et fermeté, bien conscient que la conservation du principe monarchique vaut davantage que toutes les foules qui soient. Il déclare dans un nouveau manifeste, le 29 février 1872 :

Je n’abdiquerai jamais. Je ne laisserai pas porter atteinte, après l’avoir conservé intact pendant quarante années, au principe monarchique.

Toujours est-il que le 5 août 1873 le comte de Paris se rend à Frohsdorf et fait acte d’allégeance au comte de Chambord :

Je viens en mon nom et au nom de tous les membres de ma famille, vous présenter mes respectueux hommages, non seulement comme au chef de notre maison, mais comme au représentant du principe monarchique de la France.

Cependant, les divergences ne sont pas réglées pour autant. Derrière ce trait du comte de Chambord que tous les manuels d’Histoire depuis la troisième république mettent en avant pour preuve de son non-sens politique, à savoir son refus du drapeau tricolore, son attachement au drapeau blanc, il y a en fait tout le sens de la monarchie française, et tous les siècles d’histoire balayés dans le sang par le drapeau des colonnes républicaines. Louis-Philippe et sa descendance en sont certes moins sensibles, ou plus portés au compromis.

Aussi, lorsque le comte meurt à Frohsdorf le 24 août 1883, la rivalité entre légitimisme et orléanisme reste des plus actuelles, tant parce que rien ne prouve, et qu’il est même des plus improbables si l’on en juge par son attitude constante, que le comte de Chambord ait reconnu sur son lit de mort le comte de Paris comme son successeur, que parce que c’est tout le sens de la royauté qui diffère.

Quand bien même la majorité des royalistes ait reconnu le comte de Paris comme héritier, la branche légitime n’en est pas moins légitime et héritière d’un principe immuable que le drapeau blanc portait en étendard. Le comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe est d’ailleurs de suite confronté au même problème que son grand-père, à savoir la question de sa légitimité. Et pour s’affirmer il prend le nom de Philippe VII, pour tenter de renouer avec la branche légitime de la couronne, et non celui de Louis Philippe II.


Conclusion

Si aujourd’hui  » légitimisme  » et  » orléanisme  » se combattent plutôt sur le terrain dynastique, il ne faut pas perdre de vue que la division se fait à la base sur le plan théorique.

En ce sens l’orléanisme peut être perçu comme l’aboutissement pratique d’un royalisme libéral, issu notamment des monarchiens de 1789 ou des doctrinaires sous la Restauration, alors que le légitimisme s’inscrit dans une vision plus conservatrice de la monarchie, notamment d’un point de vue spirituel, dans la lignée des traditionalistes.

Ces bases de la division expliquent encore bien, sans généraliser pour autant, des attitudes de part et d’autre. Ce qui est certes moins évident, d’une part à cause de la marginalisation progressive (mais pas irrémédiable !) des idées royalistes et d’autre part du comportement trop souvent  » thé et petits-fours  » dans des salons privés de ceux qui se réclament de ces idées. Toujours est-il que des signes peuvent percer. Par exemple, tandis qu’à cette question d’un journaliste :  » La monarchie peut-elle être laïque ?  » le précédent comte de Paris répond  » oui, je ne suis pas catholique, je suis croyant « , on peut voir Louis de Bourbon participer aux JMJ à Paris en 1997 et rappeler encore cet événement dans son allocution du 21 janvier 2000. Ou tandis que ce même comte de Paris  » flirte  » avec le pouvoir, appelant même à voter pour Mitterrand, tandis que son successeur, actuel prétendant orléaniste, vend son nom à un parfum pour gagner sa vie pour le moins facilement, tandis qu’un livre écrit  » de l’intérieur  » est publié et éclabousse publiquement cette même famille, on peut répéter ces quelques paroles du Prince Alphonse :  » Je n’ai pas à avoir d’espérance politique, parce que je suis l’aîné des capétiens. Je répète souvent que je ne suis pas prétendant. Je le redis aujourd’hui. J’ai des droits et des devoirs en tant qu’aîné des capétiens et chef de la Maison de Bourbon. Je n’ai rien revendiqué, ni rien choisi, car je tiens tout cela de ma naissance. Un capétien ne se pousse pas en avant mais il est toujours disponible.  » Et c’est dans ce même esprit que le prince Louis, aîné de la Maison de Bourbon, garde l’héritage du principe qu’il incarne.

David M.
Président du Cercle des Cadets du Lyonnais

Conférence du 2 mars 2000, publiée ensuite par Légitimiste.

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