Mémoires d’Alexandre Dumas

Mes Mémoires

Chapitre LXXXII

Le duc d’Orléans. – Ma première entrevue avec lui. – Maria-Stella Chiappini. – Son procès en réclamation d’état. – Son histoire. – Mémoire du duc d’Orléans. – Jugement de la cour ecclésiastique de Faenza. – Rectification de l’acte de naissance de Maria-Stella.

J’étais depuis un mois à peu près installé au bureau – à la grande satisfaction d’Oudard et de M. de Broval, qui, grâce à ma belle écriture, trouvaient que M. Deviolaine avait été bien sévère pour moi –, lorsque le premier me fit prévenir par Raulot qu’il m’attendait dans son cabinet.
Je m’empressai de me rendre à l’invitation.
Oudard avait un air solennel.
– Mon cher Dumas, me dit-il, M. le duc d’Orléans vient de me faire demander quelqu’un qui pût lui copier vite et bien un travail qu’il fait pour son conseil. Sans que ce travail ait rien de mystérieux, vous comprendrez, en le copiant, qu’il ne doit pas traîner dans un bureau. J’ai pensé à vous, qui écrivez rapidement et correctement : c’est un moyen de vous présenter au duc. Je vais vous conduire dans son cabinet.
Mon émotion fut vive, je l’avoue, en apprenant que j’allais me trouver en face d’un homme dont la pression pouvait être importante sur ma destinée.
Oudard s’aperçut de l’effet que produisait sur moi cette nouvelle, et essaya de me rassurer en me parlant de la parfaite bonté du duc.
Tout cela n’empêcha point que je n’abordasse avec une grande inquiétude le cabinet de Son Altesse royale.
Son Altesse royale était en train de déjeuner, ce qui me donna un moment de répit ; mais bientôt j’entendis un pas que je devinai être le sien, et la peur me reprit.
La porte s’ouvrit, et le duc d’Orléans parut.
Je l’avais vu déjà, une ou deux fois, à Villers-Cotterêts, lorsqu’il y était venu pour la vente des bois. Je crois avoir dit qu’alors il logeait chez M. Collard, où il recevait une hospitalité que celui-ci faisait la plus fastueuse possible, tandis que, de son côté, le duc d’Orléans tentait toujours de la restreindre à une simple visite de famille.
M. le duc d’Orléans avait, au reste, le bon esprit de reconnaître, presque publiquement, ses liens de demi-parenté ; il avait auprès de lui, au Palais- Royal, ses deux oncles naturels, les deux abbés de Saint-Phar et de Saint- Aubin, et il ne faisait aucune différence entre eux et les autres membres de sa famille.
Le prince allait avoir cinquante ans au mois d’octobre suivant : c’était encore un fort bel homme, un peu alourdi par un embonpoint qui, depuis dix ans, allait croissant ; il avait la figure ouverte, l’oeil vif et spirituel, sans fixité ni profondeur ; une grande affabilité de paroles qui, cependant, n’allait jamais jusqu’à empêcher l’aristocratie de se faire sentir, à moins qu’il n’eût tout intérêt de caresser quelque bourgeois vaniteux ; la voix agréable, presque toujours bienveillante dans ses moments de bonne humeur ; et, quand il avait envie de causer, on l’entendait venir de loin, chantant la messe d’une voix presque aussi fausse que celle de Louis XV.
Nous lui avons, depuis, entendu chanter La Marseillaise, qu’il ne chantait guère plus juste que la messe.
En deux mots je fus présenté ; on ne faisait pas grande cérémonie avec moi.
– Monseigneur, c’est M. Dumas, dont je vous ai parlé, le protégé du général Foy.
– Ah ! bien, répondit le duc ; j’ai été enchanté de faire quelque chose d’agréable au général Foy, qui vous a vivement recommandé à moi, monsieur. Vous êtes le fils d’un brave que Bonaparte, à ce qu’il paraît, a laissé mourir de faim ou à peu près ?
Je m’inclinai en signe d’assentiment.
– Vous avez une très belle écriture ; vous faites admirablement les cachets et les enveloppes ; travaillez, et M. Oudard aura soin de vous.
– En attendant, reprit Oudard, monseigneur veut bien vous confier un important travail ; Son Altesse désire qu’il soit fait promptement et correctement.
– Je ne le quitterai point qu’il ne soit terminé, répondis-je, et je ferai de mon mieux pour arriver à cette correction que désire Son Altesse.
Le duc fit à Oudard un signe qui voulait dire : « Ce n’est pas trop mal pour un provincial. » Puis, passant devant moi :
– Venez dans cette chambre, me dit-il, et mettez-vous à cette table.
En même temps, il m’indiqua un bureau.
– Ici, vous serez tranquille.
Et il ouvrit une liasse dans laquelle étaient rangées, par ordre, une cinquantaine de pages, toutes de sa longue écriture, écrites des deux côtés et numérotées au recto.
– Tenez, me dit-il, copiez depuis ici jusque-là ; si vous arrivez là avant que je sois rentré, vous m’attendrez ; j’ai quelques corrections à faire à certains passages, et je les ferai en vous dictant.
Je m’assis, et me mis à la besogne.
Le travail que l’on m’avait confié se rapportait à un événement dont le bruit venait de se répandre, et qui ne laissait pas que de préoccuper Paris.
Il s’agissait de la réclamation que faisait Maria-Stella-Petronilla Chiappini, baronne de Sternberg, du rang et de la fortune du duc d’Orléans, qu’elle prétendait lui appartenir.
Voici sur quelle fable était fondée cette prétention. Il est bien entendu que, sans croire un seul instant à la justice de sa réclamation, nous nous plaçons au point de vue de Maria-Stella.
Madame la duchesse d’Orléans, mariée en 1768, n’avait encore donné, au commencement de janvier 1772, à Louis-Philippe-Joseph d’Orléans, son mari, qu’une fille morte en naissant.
Cette stérilité d’enfants mâles désolait M. le duc d’Orléans, dont la fortune, composée plus qu’à moitié d’apanages, devait retourner à la couronne, en cas d’extinction des mâles.
Ce fut avec cette préoccupation, et avec l’espérance qu’un voyage disposerait peut-être la duchesse d’Orléans à une nouvelle grossesse, que Joseph-Philippe et sa femme partirent pour l’Italie, au commencement de l’année 1772, sous le nom du comte et de la comtesse de Joinville.
Je répète une dernière fois que, pendant tout ce récit, ce n’est point moi qui vais parler ; c’est la demanderesse Maria-Stella-Petronilla.
En effet, les augustes voyageurs étaient à peine arrivés au sommet des Apennins, que les symptômes d’une nouvelle grossesse se manifestèrent chez madame la duchesse d’Orléans, et l’obligèrent à s’arrêter à Modigliana.
Dans ce village de Modigliana, il y avait une prison, et, pour garder cette prison, un geôlier.
Ce geôlier se nommait Chiappini.
M. le duc d’Orléans, fidèle à ses traditions de familiarité avec le peuple, se lia d’autant plus aisément avec ce geôlier, que cette liaison avait lieu sous le voile de l’incognito.
D’ailleurs, à cette liaison, il y avait un motif.
La femme de Chiappini était grosse, juste de la même époque que madame la duchesse d’Orléans.
Cette convention fut, alors, arrêtée entre les illustres voyageurs et l’humble geôlier, que, si madame la comtesse de Joinville accouchait, par hasard, d’une fille, et la femme Chiappini d’un garçon, échange serait fait, entre les deux mères, de leurs deux enfants.
Le hasard voulut que les choses arrivassent selon les prévisions des parents : la femme du geôlier accoucha d’un garçon, la femme du prince accoucha d’une fille ; et l’échange fut fait comme il avait été convenu, moyennant une somme considérable qui fut remise par le prince au geôlier.
L’enfant destiné à jouer le rôle de prince fut, alors, transporté à Paris, et, quoique sa naissance remontât au 17 avril 1773, elle fut tenue cachée jusqu’au 6 octobre, jour où elle fut déclarée, et où se fit, par l’aumônier du Palais-Royal, en présence du curé de la paroisse et de deux valets, la cérémonie de l’ondoiement.
Pendant ce temps, la fille de la duchesse, restée en Italie, y était élevée sous le nom de Maria-Stella-Petronilla. On devine le reste de la fable. Suivons-la, cependant, dans ses détails.
Maria-Stella demeura jusqu’à la mort du geôlier Chiappini sans connaître sa naissance. Sa jeunesse fut triste. La femme du geôlier, qui regrettait son fils, et qui reprochait éternellement à son mari le pacte conclu, rendait l’enfant très malheureuse. Très belle, d’ailleurs, la jeune fille, à l’âge de dix-sept ans, fit une telle impression sur lord Newborough, qui passait à Modigliana, que ce seigneur, l’un des plus riches d’Angleterre, l’épousa presque malgré elle, et l’emmena à Londres. Restée veuve, encore jeune, avec plusieurs enfants – dont l’un est aujourd’hui pair d’Angleterre –, elle épousa bientôt le baron de Sternberg, qui l’emmena à Pétersbourg, et dont elle eut un fils.
Un jour, la baronne de Sternberg, à peu près séparée de son mari, reçut une lettre timbrée d’Italie ; elle l’ouvrit et lut les lignes suivantes, écrites de la main de celui qu’elle croyait son père :

« Milady,
Je suis finalement arrivé au terme de mes jours, sans avoir révélé à personne un secret qui regarde directement vous et moi.
Ce secret est le suivant :
Le jour où vous naquîtes d’une personne que je ne puis nommer et qui a déjà quitté cette terre, il me naquit aussi, à moi, un garçon. Je fus requis de faire un échange, et, attendu le peu de fortune que j’avais en ce temps-là, je consentis à des propositions instantes et avantageuses. Ce fut alors que je vous adoptai pour ma fille en même temps que l’autre partie adoptait mon fils. Je vois que le ciel suppléé à mes fautes, puisque vous êtes placée dans un état de meilleure condition que votre père, quoiqu’il fût dans un rang presque semblable, et c’est ce qui me permet de mourir avec quelque tranquillité. Gardez ceci par-devers vous, pour ne pas m’en rendre totalement responsable. Tout en vous demandant pardon de ma faute, je vous prie de la tenir s’il vous plaît, cachée, pour ne pas faire parler le monde sur une affaire sans remède. Cette lettre ne vous sera même remise qu’après ma mort. »
                    Laurent Chiappini.

Cette lettre reçue, Maria-Stella s’occupa immédiatement des préparatifs de son voyage, et partit pour l’Italie.
Elle ne croyait pas, comme le lui disait le geôlier Chiappini, l’affaire sans remède ; elle voulait connaître son véritable père. Elle prit des renseignements partout où elle put en trouver, et, enfin, elle apprit qu’en 1772, c’est-à-dire un an avant sa naissance, deux voyageurs français étaient arrivés à Modigliana, et y étaient restés jusqu’au mois d’avril 1773. Ces deux voyageurs s’appelaient le comte et la comtesse de Joinville.
Sur ces simples renseignements, la baronne de Sternberg partit pour la France, et commença par se rendre dans la petite ville de Joinville, dont son père portait le nom. Là, elle apprit que Joinville était autrefois un apanage de la famille d’Orléans, et que le duc Louis-Philippe-Joseph, qui avait, en 1772, voyagé en Italie, était mort en 1793 sur l’échafaud.
Seulement, le duc d’Orléans, son fils, habite Paris, jouit de toute la fortune paternelle, et se trouve – les deux frères cadets étant morts, le duc de Montpensier en Angleterre, et le duc de Beaujolais à Malte –, seul prince du sang de la branche d’Orléans.
Maria-Stella part aussitôt pour Paris, essaye, mais inutilement, de parvenir jusqu’au duc, se livre à des intrigants qui l’exploitent, à des hommes d’affaires qui la volent, et finit par écrire dans les journaux que la baronne de Sternberg, chargée d’une communication de la plus haute importance pour les héritiers du comte de Joinville, est arrivée à Paris, et désire leur faire le plus tôt possible cette communication.
Le duc d’Orléans ne voulait pas recevoir cette communication d’une façon directe ; il ne voulait pas non plus recourir à l’entremise d’un homme d’affaires ; il chargea son oncle, le vieil abbé de Saint-Phar, de passer chez la baronne.
Alors, tout s’éclaircit ; alors, le duc découvre toute la machination qui se trame contre lui, et, apprenant que, soit bonne foi, soit cupidité, la poursuite de Maria-Stella est sérieuse, et que celle-ci va retourner en Italie pour se munir des pièces qui doivent constater son identité, il se met, à tout hasard, en mesure, par un mémoire destiné à son conseil, de repousser la fable à l’aide de laquelle Maria-Stella – qui s’est adressée à la duchesse d’Angoulême, comme à la personne dont les ressentiments contre la famille d’Orléans doivent être les plus vifs –, veut lui enlever son rang et sa fortune, ou du moins lui faire payer le droit de les conserver.
C’était ce mémoire que j’étais appelé à transcrire.
Celui-là, je l’avoue, je ne l’écrivis point sans le lire, quoique ma parfaite ignorance de l’histoire laissât beaucoup de points obscurs pour moi dans la réfutation du prince.
Au reste, non seulement il reposait sur la vérité, mais encore il était écrit avec cette force de dialectique qui, dans les affaires de chicane, même inférieures, était un des côtés saillants du duc d’Orléans, lequel avait un conseil pour la forme ; car c’était lui qui toujours remettait à maître Dupin, non pas de simples notes sur les procès qu’il avait à soutenir, mais de véritables mémoires qui faisaient l’admiration du célèbre avocat.
Au bout de deux heures de travail j’étais arrivé où le duc m’avait dit de m’arrêter. Je m’arrêtai donc et j’attendis.
Le duc rentra.
Il vint à la table où j’écrivais, prit ma copie, fit un signe d’approbation en voyant mon écriture ; mais presque aussitôt :
– Ah ! ah ! dit-il, vous avez une ponctuation à vous, à ce qu’il paraît.
Et, prenant une plume, il s’assit à l’angle de la table, et se mit à ponctuer ma copie selon les règles de la grammaire.
Le duc me faisait beaucoup d’honneur en disant que j’avais une ponctuation à moi ; je ne savais pas plus la ponctuation qu’autre chose : je ponctuais selon mon sentiment, ou plutôt je ne ponctuais pas du tout.
Aujourd’hui encore, je ne ponctue que sur les épreuves, et je crois qu’on pourrait prendre au hasard dans mes manuscrits, et parcourir tout un volume, sans y trouver ni un point d’exclamation, ni un accent aigu, ni un accent grave.
Après que le duc d’Orléans eut lu, après qu’il eut corrigé la ponctuation, il se leva, et, en marchant, me dicta la partie qu’il voulait corriger.
J’écrivais presque aussi rapidement qu’il dictait, ce qui paraissait le satisfaire beaucoup. J’arrivai à cette phrase :

« Et quand il n’y aurait que la ressemblance frappante qui existe entre le duc d’Orléans et son auguste aïeul Louis XIV, cette ressemblance ne suffirait elle pas à démontrer la fausseté des prétentions de cette aventurière ?… »

Je n’étais pas, je l’ai déjà dit, très fort en histoire ; mais, dans cette circonstance, j’en savais juste assez – comme on dit en duel d’un homme qui a trois mois de salle –, j’en savais juste assez pour me faire tuer : c’est-à-dire que je savais que M. le duc d’Orléans descendait de Monsieur ; que Monsieur était le fils de Louis XIII et le frère de Louis XIV, et que, par conséquent, Louis XIV, étant le frère de Monsieur, ne pouvait pas être l’aïeul du duc d’Orléans qui me faisait l’honneur de me dicter un mémoire contre les prétentions de Maria-Stella.
Aussi, à ces mots : « Et quand il n’y aurait que la ressemblance frappante qui existe entre le duc d’Orléans et son auguste aïeul Louis XIV… », je levai la tête.
C’était une grande impertinence ! Un prince ne se trompe jamais, et, dans cette circonstance, le prince ne se trompait pas.
Aussi, le duc d’Orléans, s’arrêtant devant moi :
– Monsieur Dumas, me dit-il, apprenez ceci : c’est que, lorsqu’on ne descendrait de Louis XIV que par les bâtards, c’est encore un assez grand honneur pour qu’on s’en vante !… Continuez.
Et il reprit :
«… Cette ressemblance ne suffirait-elle pas à démontrer la fausseté des prétentions de cette aventurière ?… »
Cette fois, j’écrivis sans lever le nez, et ne le levai plus, pendant tout le reste de la séance.
A quatre heures, le duc d’Orléans me rendit la liberté, en me demandant si je pouvais venir travailler le soir.
Je répondis que j’étais aux ordres de Son Altesse.
Je pris mon chapeau, je saluai, je sortis, j’enjambai les escaliers quatre à quatre, et je courus retrouver Lassagne.
Le hasard fit qu’il était encore à son bureau.
– Mais, lui demandai-je en entrant et sans autres préliminaires, comment se fait-il donc que Louis XIV soit l’aïeul du duc d’Orléans ?
– Pardieu ! me dit-il, c’est bien simple : parce que le régent a épousé mademoiselle de Blois, fille naturelle de Louis XIV et de madame de Montespan, à telles enseignes que, lorsqu’il a annoncé ce mariage à la princesse Palatine, seconde femme de Monsieur, celle-ci lui a allongé un soufflet en pleine joue pour lui apprendre à se mésallier. Vous trouverez cela dans les Mémoires de la princesse Palatine et dans Saint-Simon.
Je demeurai écrasé sous cette réponse si prompte et si sûre.
– Ah ! me dis-je en courbant la tête, je n’en saurai jamais tant que cela !
Le soir même, à onze heures, la copie de mon mémoire fut terminée. M. Dupin, à qui elle fut envoyée le lendemain, doit l’avoir encore, toute de mon écriture.
Finissons-en tout de suite avec Maria-Stella.
Comme elle en avait menacé le duc d’Orléans, elle était retournée en Italie, pour chercher les pièces qui devaient établir l’authenticité de sa naissance, et la substitution de la fille de la comtesse de Joinville au fils du geôlier Chiappini.
Le 29 mai 1824, elle obtint, en effet, de la cour ecclésiastique de Faenza le jugement suivant ; nous le donnons pour ce qu’il vaut, ou plutôt pour ce qu’il a valu.
Ce jugement est suivi de la rectification de l’acte de naissance.

Jugement de la cour ecclésiastique de Faenza.

« Ayant invoqué le très saint nom de Dieu, nous, séant dans notre tribunal, et n’ayant devant les yeux que Dieu et sa justice, prononçant dans le procès qui s’agite ou qui s’agitera par-devant nous, en première ou toute autre plus véritable instance : entre Son Excellence Maria Newborough, baronne de Sternberg, domiciliée à Ravenne, demanderesse, d’une part ; et M. le comte Charles Bandini, comme curateur judiciairement député par M. le comte Louis et madame la comtesse N. de Joinville ou tout autre absent qui aurait ou prétendrait avoir intérêt en cause, défendeurs comparus en justice, ainsi que l’excellentissime M. le docteur Nicolas Chiappini, domicilié à Florence, également défendeur convenu, non comparu en justice – ; considérant que, par-devant cette cure épiscopale, comme tribunal compétent, à cause des actes ecclésiastiques sous-indiqués assujettis à sa juridiction, la demanderesse a requis qu’il fût ordonné, moyennant annotation convenable, la correction de son acte de baptême, etc. ; que, de la part du curateur, défendeur convenu, il a été requis que l’instance de la demanderesse fût rejetée, les frais reportés ; que l’autre défenseur convenu, le docteur Chiappini, n’est point comparu en justice, quoique, par le moyen d’un huissier archiépiscopal de Florence, il ait été deux fois cité, suivant la coutume de cette cure, et que l’effet de cette contumace a été joint à la décision du procès ;
« Vu les actes, etc. ; – ayant entendu les défenseurs respectifs, etc.. considérant que Laurent Chiappini, étant près du terme de sa vie, a, par une lettre qui fut remise à la demanderesse, après le décès du susdit Chiappini, révélé à la même demanderesse le secret de sa naissance, en lui manifestant clairement qu’elle n’est pas sa fille, mais la fille d’une personne qu’il déclare ne pas pouvoir nommer ; qu’il a été légalement reconnu par les experts que cette lettre est écrite de la main de Laurent Chiappini ; que le dire d’un homme moribond fait pleine preuve, puisqu’il n’a plus intérêt à mentir et que l’on présume qu’il ne pense qu’à son salut éternel ; qu’on doit regarder un tel aveu comme un serment solennel, et comme une disposition faite en faveur de l’âme et de la cause pie ; qu’en vain, M. le curateur essayerait d’ôter à ladite lettre sa vigueur, attendu qu’il n’y est point indiqué quels étaient les vrais père et mère de la demanderesse, puisque – quoiqu’il y ait réellement le défaut de cette indication – on a eu néanmoins recours, de la part de la même demanderesse, à la preuve testimoniale, aux présomptions et aux conjectures ; que, lorsqu’il y a commencement de preuve par écrit, comme dans le cas présent, on peut, même dans la question d’état, introduire la preuve testimoniale et tout autre argument ; que si, dans la cause d’état, à la suite du principe de preuve par écrit, celle au moyen de témoins est aussi admissible, on devra, à plus forte raison, la retenir dans cette cause, où l’on ne requiert qu’une pièce pour s’en servir après, dans la question d’état ; – considérant que, des dépositions judiciaires et assermentées des témoins, Marie et Dominique-Marie, soeurs Bandini, il résulte clairement avoir eu lieu la convention entre M. le comte et le sieur Chiappini de troquer leurs enfants respectifs, dans le cas où la comtesse donnerait le jour à une fille et la femme Chiappini à un garçon ; que le troc convenu s’effectua véritablement, et, le cas prévu s’étant vérifié, que la fille fut baptisée dans l’église du prieuré de Modigliana, sous les noms de Maria-Stella, en l’indiquant faussement fille des époux Chiappini ; qu’elles déposent unanimement de l’époque du troc, laquelle coïncide avec celle de la naissance de la demanderesse, et qu’elles allèguent la cause de la science, etc. ; – considérant que c’est en vain que M. le curateur oppose l’invraisemblance de cette déposition, puisque, non seulement on ne rencontre aucune impossibilité dans leurs dires, mais qu’ils sont, au contraire, appuyés et vérifiés par une très grande quantité d’autres présomptions et conjectures ; qu’une très forte conjecture se déduit de la voix publique et des bruits qui, alors, se répandirent sur le fait du troc, laquelle voix publique, par rapport aux choses anciennes, se compte pour une vérité et pour une pleine science ; que cette voix publique est prouvée, non seulement par les dépositions des soeurs Bandini susdites, mais aussi par l’attestation de M. Dominique de la Valle et par celles des autres témoins de Brisighella et des témoins de Ravenne, toutes légalement et judiciairement examinées dans leurs pays et devant les tribunaux respectifs ; que les vicissitudes auxquelles fut assujetti M. le comte convainquent de la réalité du troc ; qu’il est prouvé aux actes que, par suite des bruits répandus à Modigliana sur l’échange en question, le comte de Joinville fut forcé de quitter les lieux pour se réfugier dans le couvent de Saint-Bernard de Brisighella, d’où, étant sorti pour se promener, il fut arrêté, et puis, après avoir été gardé pendant quelque temps au palais public de Brisighella, il fut conduit par les gardes suisses de Ravenne par-devant Son Eminence M. le cardinal légat, qui le remit en liberté, etc. ; que M. le comte Biancoli Borghi atteste, dans son examen judiciaire, que, tandis qu’il dépouillait les anciens papiers de la maison Borghi, il lui tomba sous la main une lettre écrite de Turin à M. le comte Pompée Borghi dont il ne se rappelle pas la date, signée : « Louis, comte de Joinville », laquelle portait que l’enfant troqué était mort, et qu’il ne restait plus de scrupule à son égard ; – considérant que le même comte Biancoli Borghi allègue la science comme motif de sa déposition ; que le fait du troc est aussi prouvé par le changement en meilleure fortune de Chiappini, etc. ; que celui-ci parla du troc à un certain don Bandini de Variozo, etc. ; que la demanderesse reçut une éducation convenable à son rang distingué, et non pas comme on aurait élevé la fille d’un geôlier, etc. ; qu’il résulte clairement de toutes les choses jusqu’ici motivées, et de plusieurs autres existantes aux actes, que Maria-Stella fut faussement indiquée, dans l’acte de naissance, comme étant fille des époux Chiappini, et qu’elle doit sa naissance à M. le comte et à madame la comtesse de Joinville ; qu’il est, en conséquence, de toute justice d’accorder la correction de l’acte de naissance que réclame, maintenant, cette même Maria-Stella ; enfin, que M. le docteur Thomas Chiappini, au lieu de s’opposer à sa demande, s’est rendu contumace ;
« Ayant répété le très saint nom de Dieu, nous disons, arrêtons et jugeons définitivement que l’on doit rejeter, ainsi que nous rejetons, les exceptions de M. le curateur, susdit défendeur convenu ; nous voulons et ordonnons qu’on les tienne comme rejetées, et, par conséquent, nous avons aussi dit, arrêté et définitivement jugé que l’on ait à rectifier et corriger l’acte de naissance du 17 avril 1773, inséré au registre baptistaire de l’église priorale de Saint-Etienne, pape et martyr, à Modigliana, diocèse de Faenza, où il se trouve que Maria-Stella est indiquée comme étant fille de Laurent Chiappini et de Vincenzia Diligenti, et qu’on ait, au contraire, à l’indiquer fille de M. le comte Louis et de madame la comtesse N. de Joinville, Français ; auquel effet nous avons également arrêté que la rectification dont il s’agit soit opérée d’office par notre greffier, avec faculté aussi par M. le prieur de l’église Saint-Etienne, pape et martyr, de Modigliana, diocèse de Faenza, de délivrer copie de l’acte ainsi corrigé et rectifié à tous ceux qui pourraient la demander, etc. ;
« Considérants que j’ai prononcés : – Le chanoine privé, signé : Valerio Borchi, provicaire général.
« Le présent jugement a été prononcé, donné, et, par ces écrits, promulgué par le très illustre et très révérend monseigneur provicaire général, séant en son audience publique, et il a été lu et publié par moi, notaire-greffier soussigné, l’an de la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ 1824, indiction XII ; aujourd’hui 29 mai, sous le règne de notre seigneur Léon XII, pape P. O. M. ; l’an Ier de son pontificat, y étant présents, outre plusieurs autres : M. Jean Ricci, notaire ; M. le docteur Thomas Beneditti, tous deux plaidants de Faenza, témoins.
                    Signé : Ange Morigny, notaire-greffier général épiscopal. »

Rectification de l’acte de naissance.

« Cejourd’hui, 24 juin 1824, séant en la sainteté de notre seigneur le pape Léon XII, souverain pontife, heureusement régnant, l’an Ier de son pontificat, indiction XII, à Faenza ; – le délai de dix jours, temps utile pour interjeter appel, étant écoulé depuis le jour de la notification du jugement prononcé par le tribunal ecclésiastique de Faenza, le 29 mai dernier – dans le procès de Son Excellence Maria Newborough, baronne de Sternberg, contre M. le comte Charles Bandini de cette ville, comme curateur judiciaire député – à M. le comte Louis et madame la comtesse N. de Joinville, et à tout autre absent non comparant qui aurait ou prétendrait avoir intérêt en cause, ainsi qu’à M. le docteur Thomas Chiappini, demeurant à Florence, Etats de Toscane, sans que personne ait interjeté appel ; moi, soussigné, en vertu des facultés qui m’ont été données par le jugement susénoncé, j’ai procédé à l’exécution du même jugement, moyennant la rectification du certificat de naissance produit aux actes du procès, qui est de la teneur ci après :
« Au nom de Dieu, amen, je soussigné chanoine chapelain, curé de l’église priorale et collégiale de Saint-Etienne, pape et martyr, en la terre de Modigliana, dans les Etats de Toscane, et du diocèse de Faenza, certifie avoir trouvé dans le quatrième livre des actes de naissance, le mémoire suivant : Maria-Stella-Petronilla, née hier, des époux Lorenzo, fils de Ferdinand Chiappini, huissier public de cette terre, et de Vincenzia Diligenti, fille de feu N. de cette paroisse, fut baptisée, le 17 avril 1773, par moi chanoine, François Signari, l’un des chapelains ; les parrain et marraine furent François Bandelloni, archer, et Stella Ciabatti – En foi de quoi, etc., à Modigliana, le 16 avril 1824. signé : Gatan Violani, chanoine, etc. » J’ai, dis-je, procédé à l’exécution du jugement susénoncé, moyennant la rectification susdite, laquelle s’opère définitivement dans les formes et termes ci-après : « Maria-Stella-Petronilla, née hier, des époux M. le comte Louis et madame la comtesse N. de Joinville, Français – demeurant, alors, dans la terre de Modigliana –, fut baptisée le 17 avril 1773, par moi, chanoine François Signari, l’un des chapelains ; les parrain et marraine furent : François Bandelloni, archer, et Stella Ciabatti. »
                    Signé : Ange Morigny, notaire-greffier du tribunal épiscopal de Faenza. »

Munie de ces pièces, la baronne revint à Paris vers la fin de 1824. Mais, sans doute, ou ces pièces ou les personnages qui la mettaient en avant n’inspirèrent pas une grande confiance ; car, ni de Louis XVIII, qui n’aimait pas beaucoup son cousin, puisque, sous aucun prétexte il ne voulut jamais, tant qu’il régna, le faire altesse royale, disant qu’il serait toujours assez près du trône ; ni de Charles X, elle ne put obtenir aucun appui pour poursuivre la restitution de son nom et de ses biens.
Charles X tombé, et le duc d’Orléans devenu roi, ce fut bien autre chose. Il n’y avait pas moyen d’en appeler de Philippe endormi à Philippe éveillé. L’intimidation était sans effet ; les ennemis les plus acharnés du nouveau roi n’avaient pas voulu prêter les mains à cette réclamation qu’ils regardaient comme une intrigue, et Maria-Stella, n’ayant pas même les honneurs de la persécution à laquelle elle s’attendait, Maria-Stella resta à Paris. Elle demeurait à l’extrémité de la rue de Rivoli, vers la rue Saint-Florentin, au cinquième ; et, à défaut de courtisans à deux pieds et sans plumes, elle s’était fait une cour à deux pattes et emplumée qui, dès cinq heures du matin, réveillait par son caquetage toute la rue de Rivoli. Ceux de mes lecteurs qui habitent Paris se rappellent peut-être avoir vu les moineaux francs s’abattre par volées, tourbillonner par milliers sur trois fenêtres à balcon : ces trois fenêtres étaient celles de Maria-Stella-Petronilla Newborough, baronne de Sternberg, qui, pour n’en pas avoir le démenti, signa jusqu’à la fin de sa vie : « Née Joinville. »
Elle mourut en 1845, le lendemain de l’ouverture des Chambres. Ses dernières paroles furent :
– Passez-moi donc le journal, que je lise les paroles de ce brigand-là.
Depuis cinq ans, elle ne sortait plus, de peur, disait-elle, que le roi ne la fit arrêter.
La pauvre créature était devenue à peu près folle…
Une vingtaine de jours après que j’eus fait la copie du mémoire qui la concernait, M. Oudard m’appela dans son bureau, et m’annonça que j’étais porté sur les états.
Cela voulait dire qu’en récompense de ma belle écriture, et de mon habileté à faire les enveloppes et les cachets, j’étais nommé employé à douze cents francs d’appointements.
Je n’avais pas à me plaindre : c’était juste ce qu’avait eu Béranger à son entrée à l’Université.
Le même jour, j’annonçai cette bonne nouvelle à ma mère, en la priant de s’apprêter à venir me rejoindre à la première augmentation que j’obtiendrais.

Source : Société des Amis d’Alexandre Dumas

https://www.dumaspere.com/pages/bibliotheque/chapitre.php?lid=m3&cid=82